Le scandale du canal de Panama vu par Déguignet

De GrandTerrier

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L'escroquerie de Ferdinand de Lesseps pour financer le canal de Panama à la fin du XIXe siècle dénoncée par Jean-Marie Déguignet.

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Autres lectures : « Espace Déguignet » ¤ « Les 24 cahiers manuscrits de la seconde série des mémoires de Jean-Marie Déguignet » ¤ « DÉGUIGNET Jean-Marie - Histoire de ma vie, l'Intégrale » ¤ « Les combats et les idées de Déguignet contre les journaux de 1870-1905 » ¤ « Les positions de Jean-Marie Déguignet sur l'affaire Dreyfus » ¤ 

Présentation

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Très souvent le financement du canal de Panama nous est présenté comme une affaire dénoncée par le journaliste d'extrême droite Edouard Drumont dans les colonnes de « La libre parole » (cf. ci-dessus la une du 25.11.1892).

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Mais un autre polémiste bas-breton s'est aussi indigné à l'époque dans son journal, en l’occurrence Jean-Marie Déguignet, dont on a rassemblé ci-dessus les arguments développés dans ses mémoires (11 pages imprimées de la version Intégrale éditée en 2001, 24 pages des cahiers manuscrits écrits en 1890-1905) et dont voici le résumé  :
  • Ce dernier s'est forgé son opinion en lisant « Le Petit Journal » [1] : « La quatrième page de ce journal voleur est entièrement au service de tous les coquins, charlatans et filous du monde entier. Comme la première page, par l'intermédiaire d'un coquin nommé Judet [2], est mise au service des gros lanceurs d'affaires inconnues, d'immenses mines d'or imaginaires de Panama, impossibles et autres fumisteries catholiques et antisémites.... »
  • Il rapporte des situations où des quimpérois ont été bernés par des appels de fonds d'épargne et d'émissions d'emprunts qui ne seront pas remboursés : « Un jour, on vint à causer de Panama et il me dit qu'il avait placé 50 mille francs dans cette entreprise colossale, et il comptait que ces 50 mille francs lui reviendraient en double dans quelques années. Alors je lui dis avec ma franchise habituelle : « Oh ! Eh bien, mon cher, je crains, au contraire, que vos 50 mille ne reviennent jamais, ni simple, ni double. »
  • Il évoque la crédulité des épargnants : « L'ignorance est telle dans ce pauvre pays qu'elle fait pitié aux étrangers et même à quelques Français restés en dehors de la corruption générale. Ainsi lors du lancement de cette vaste fumisterie du Panama, les étrangers, les Américains surtout, en rirent à gorges déployées. »
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  • Il se hérisse de la malhonnêteté de la tête pensante du projet qui sera condamné à cinq ans de prison qu’il n’effectuera pas : « Tout le monde considérait comme une belle et lucrative entreprise dont tout l'honneur revient aux Français dans la personne de Ferdinand de Lesseps, dit le grand Français. ... ce fameux grand Français avait travaillé toute sa vie pour les étrangers avec l'argent et les bras français. À Suez pour les Anglais et les Turcs ; à Corinthe pour les Grecs et maintenant, il allait travailler pour les Américains qui seuls auraient quelque intérêt à avoir un passage à travers leur continent. »
  • Il se moque du futur président Émile Loubet, ministre de l’Intérieur au moment du scandale de Panama dont il tente de freiner l'enquête : « Les Français aiment trop les beaux habits et les hauts grades pour ne pas se mettre immédiatement à acclamer ce nouvel empereur, non plus comme jadis sous le nom de Panama Ier. »
  • Et enfin il ne décolère pas à l'encontre de tous les élus impliqués dans l'escroquerie : « Eh bien, si les Français avaient encore eu quelques gouttes de sang dans leurs veines, et quelques grains de cervelle sous leurs crânes, en ce moment-là, ils auraient pris leurs députés, au retour dans leur canton, par la peau de la nuque, et avec un crochet au menton, les auraient hissés au haut d'un gibet au milieu de la place publique, avec un écriteau sur le ventre portant : "Voleur de Panama". »

Bref, ces extraits constituent un témoignage historique intéressant sur l'affaire du canal de Panama et la perception qu'en avaient certains contemporains. Le ton est très critique envers les politiques et la presse de l'époque, notamment concernant la corruption et l'impunité des responsables. L'auteur utilise un style virulent et satirique pour dénoncer ce qu'il considère comme une vaste escroquerie ayant ruiné de nombreux petits épargnants français.

Extraits

Cahier n° 13 p. 31-36. Intégrale p. 408-409

Je lisais Le Petit Journal souvent, ce maudit journal qui a fait et fait toujours plus de mal aux Français que ne pourra jamais faire la peste bubonique ; mais qui reste quand même le journal le plus estimé et le plus répandu dans le pays, tellement que les Français aiment à être trompés et volés par les fripons catholiques comme par les coquins laïcs. La quatrième page de ce journal voleur est entièrement au service de tous les coquins, charlatans et filous du monde entier. Comme la première page, par l'intermédiaire d'un coquin nommé Judet, est mise au service des gros lanceurs d'affaires inconnues, d'immenses mines d'or imaginaires de Panama, impossibles et autres fumisteries catholiques et antisémites, ici se trouvent les grands coquins de la haute finance et leurs gros amis du gouvernement. Mais les coquins de la quatrième page sont plus modestes. Les premiers commencent toujours par vous demander de l'argent et de grosses sommes, tandis que les derniers commencent par vous offrir de l'argent à gagner, à ne rien faire, ou plutôt en vous amusant le plus agréablement du monde. Ils offrent des emplois ou des passe-temps agréables et fructueux à tout le monde, des recettes à faire fortune en quelques jours, à des jeunes filles veuves millionnaires et aux jeunes gens pauvres. Des emplois indépendants et lucratifs à tous ceux qui en désirent, etc., etc.

Il y avait longtemps que je connaissais tous ces roués fripons avec lesquels Le Petit Journal ramasse des millions, ce qui ne l'empêche pas de se dire journal vulgarisateur de bonnes choses. N'ayant rien à faire, je m'étais amusé à écrire à quelques-uns de ces donneurs de fortune pour rien. En vingt-quatre heures je recevais la réponse dans laquelle il était dit que j'étais bien l'homme qu'on demandait, je n'avais qu'à envoyer cinquante francs avec mon portrait et dans huit jours je serais casé. Bien entendu, cette même réponse était envoyée à des centaines d'individus le même jour. Dans le nombre, il se pouvait bien trouver quelques centaines qui expédient immédiatement la somme demandée mais alors ils ne reçoivent plus de réponse à moins que l'heureux fripon, flairant un bon gogo ne lui demande encore 66 francs pour terminer l'affaire qui est prête à réussir. Et ils sont nombreux les gens qui vivent ainsi de l'ignorance et à la naïveté des gogos. Ils ne font pas plus du reste que les jésuites et autres tonsurés qui ne vivent non plus que de charlatanisme et de friponnerie.

Ce fut en ce temps-là que l'histoire de Panama commença [3], et ce fut toujours le même Petit Journal, le journal de tous les fumistes, des tripoteurs, des charlatans, des bandits et des fripons qui fut chargé de lancer cette immense fumisterie qui fit les Américains à se tordre. Il fit à ce sujet un article mirifique pour éblouir et capter les ignorants et les imbéciles, toujours prêts à se laisser prendre à tous les appâts de Marinoni [4] et compagnie. Quand j'eus lu cet article, qui fut payé 40 mille francs, je dis de suite qu'on allait monter la plus grande escroquerie du siècle. Quelques-uns me demandèrent pourquoi je n'avais pas confiance dans cette affaire que tout le monde considérait comme une belle et lucrative entreprise dont tout l'honneur revient aux Français dans la personne de Ferdinand de Lesseps, dit le grand Français. J'essayais de leur expliquer les raisons autant qu'on put expliquer quelque chose à des ignorants en leur expliquant d'abord que ce fameux grand Français avait travaillé toute sa vie pour les étrangers avec l'argent et les bras français. À Suez pour les Anglais et les Turcs ; à Corinthe pour les Grecs et maintenant, il allait travailler pour les Américains qui seuls auraient quelque intérêt à avoir un passage à travers leur continent ; pour toutes les autres puissances, ce passage est inutile. Toutes les puissances européennes qui commerçaient avant avec l'Amérique le font sur les côtes de l'Atlantique où elles trouvent les marchandises expédiées de l'intérieur par les nombreuses voies ferrées et fluviales. Les puissances asiatiques et australiennes font leurs commerces avec les Américains sur les côtes du Pacifique ; donc aucune puissance n'aurait intérêt à traverser ce canal, en supposant qu'il fût exécuté, ce qui est peu probable. Ce qui sera exécuté par exemple, ce sera un joli tour joué aux imbéciles sur le dos du grand Français, grâce au Petit Journal qui a le don de tromper toujours et partout ses millions de lecteurs ignorants. Mais mes explications ne servirent à rien. Qui voudrait croire les explications quelques éloquentes et logiques probantes fussent-elles, d'un pauvre paysan breton ? Ce ne fut que quelques années plus tard, quand la grande escroquerie fut dévoilée, que quelques-unes des victimes qui m'avaient entendu parler de cette affaire, s'en souvinrent peut-être.

Cahier n° 14 p. 35-39. Intégrale p. 442-443

En ce temps-là, vint un individu à Pluguffan, un nommé Le Lay, passer quelque temps chez une sœur à lui qui demeurait au bourg. Ce Le Lay venait de passer trois ans à Paris où il avait ramassé une grande fortune. Il venait souvent chez moi chercher du tabac et causer.

Un jour, on vint à causer de Panama et il me dit qu'il avait placé 50 mille francs dans cette entreprise colossale, et il comptait que ces 50 mille francs lui reviendraient en double dans quelques années. Alors je lui dis avec ma franchise habituelle :

- « Oh ! Eh bien, mon cher, je crains, au contraire, que vos 50 mille ne reviennent jamais, ni simple, ni double.

- Qu'est-ce que vous dites là ? dit-il, est-ce que vous connaissez quelque chose dans ces affaires-là ? »

- Mon cher ami, dis-je, soyez certain que si je n'y connaissais rien, je n'en parlerais pas, jamais je n'avance ma langue dans les choses que je ne connais pas, à moins que ce ne soit pour interroger ceux qui les connaissent.

- Ta ta ta, dit-il, je connais aussi ces affaires-là mieux que vous. Et d'abord, ceux qui sont en tête de cette vaste entreprise ne sont-ils pas les plus habiles gens du monde, Ferdinand de Lesseps [5] le premier qui a fait ses preuves depuis longtemps, qu'est-ce que vous voulez me chanter là donc, pauvre paysan ? »

Là-dessus, il partit en haussant les épaules. Je vis bien que cet homme, malgré vingt années passées à Paris était resté breton quand même, entêté et hautain, victime de cette idée comme de tant d'autres aussi fausses, qu'un homme plus riche qu'un autre doit être naturellement plus bête que lui, et même en certains cas, il avait raison, matériellement parlant. Cependant, ne voulant pas rester sous les injures qu'il m'adressa en partant, je pris ma plume et je lui fis en quelques mots la biographie de ce fameux Ferdinand de Lesseps qui avait travaillé toute sa vie avec l'argent des Français et au nom du patriotisme français pour les nations étrangères, puis, comme je l'avais déjà fait à plusieurs autres, je lui expliquai géographiquement et économiquement, l'entreprise de Panama, qui était à mes yeux la plus grande canaillerie qui puisse s'imaginer. Quelques jours après, l'homme vint encore chez moi, moins hautain et moins arrogant cette fois. Il avait lu et relu mon écrit qu'il trouvait parfait quoiqu'il ne le comprît pas très bien. Il m'avoua ne rien connaître en géographie, ni dans ces questions économiques dont je parlais, qu'il avait donné son argent parce qu'il avait confiance dans Ferdinand de Lesseps dont tous les journaux faisaient les plus grands éloges.

- Oui, lui dis-je, surtout Le Petit Journal, ce petit coquin qui est Le Moniteur universel [6] de tous les escrocs, de tous les charlatans, de tous les voleurs et bandits de l'univers. Celui-là a déjà en caisse plus de six cent mille francs pour ses articles élogieux et captieux dans cette fumisterie qu'on appellera plus tard la plus vaste escroquerie de ce siècle.

- Ce n'est pas sur tout cela, dit-il, et quoi que vous me disiez, j'ai toujours foi en Ferdinand de Lesseps, le grand Français comme on l'appelle.

- Ayez la foi, mon ami, la foi sauve, dit-on. Avec la foi en Dieu et au paradis, l'homme est content jusqu'à la tombe et ne vient plus dire après s'il a été trompé et volé. Mais ceux qui ont foi en Ferdinand de Lesseps et au Petit journal pourront venir je crois, dans quelque temps se plaindre d'avoir été trompés et volés. »

Cet homme partit pour Paris quelques jours après, où il mourut l'année suivante quelque temps après le monstrueux krach de Panama, avec la foi en Dieu sans doute, mais non plus avec la foi en Ferdinand le grand Français.

Cahier n° 19 p. 4-6. Intégrale p. 630

Et l'ignorance est telle dans ce pauvre pays qu'elle fait pitié aux étrangers et même à quelques Français restés en dehors de la corruption générale. Ainsi lors du lancement de cette vaste fumisterie du Panama, les étrangers, les Américains surtout, en rirent à gorges déployées. Je me disais alors qu'il serait impossible qu'on trouvât en France des gens assez ignorants en géographie pour aller jeter leur argent dans ce gouffre. Je me trompais sur l'appel de Judet du Petit Journal, l'amorceur patenté de toutes les canailleries et qui reçut 630 mille francs pour ce coup d'amorce, un million d'imbéciles s'empressèrent d'aller vider leurs bas de laine dans les caisses du "grand français, Ferdinand de Leceps [sic], Effel [sic] et compagnie." Alors je me disais : si ces farceurs, au lieu d'avoir dit qu'ils allaient percer un canal entre l'Atlantique et le Pacifique, ils allaient percer un canal entre San Francisco et Yokohama, ç'aurait été la même chose. Les étrangers et les quelques Français pas encore tout à fait abrutis, en auraient ri davantage peut-être, mais les gogos n'y auraient rien vu, ni compris. Les imbéciles volés se sont contentés de mettre cette canaillerie sans précédent sur le compte de la République qui a bon dos. Je connais ici un individu qui est des plus avancés et qui soutenait devant moi l'autre jour que la Tunisie touchait au Maroc et il soutiendrait que Panama touche au Canada. Si ces gens sont si ignorants en des choses si simples, comment veut-on qu'ils ne soient pas ignorants en politique, en théologie, en psychologie et en sociologie, sciences abstraites et ténébreuses par lesquelles ils sont bernés, trompés et volés et ils le seront usque ad æternam die, puisque au lieu de vouloir s'éclairer ils se laissent aller de plus en plus dans l'ignorance et l'abrutissement.

Cahier n° 22 p. 27-29. Intégrale p. 718-719

Et pour compléter cette révolution système moderne, pourquoi le sieur Loubet, invité à aller rendre visite au tzar de toutes les Russies, et ne sachant comment s'habiller à cet effet, ne prend-il pas un costume d'empereur pour aller rendre visite à un empereur ? Qui est-ce qui trouverait quelque chose à dire ? Les Français aiment trop les beaux habits et les hauts grades pour ne pas se mettre immédiatement à acclamer ce nouvel empereur, non plus comme jadis sous le nom de Panama Ier [7], mais sous celui d'Émile Ier, seuls Gamelle [8] et Victor [9] en seraient peut-être jaloux. Mais notre empereur Émile Ier [...] les prendre pour courtisans. Ayant été élevés tous deux près du trône et par d'anciens courtisans, ils pourront lui apprendre le métier. C'est étonnant que le sieur Loubet, d'accord avec ses amis des chambres, n'ait pas déjà songé à faire cette pacifique révolution, facile et d'une réussite certaine. Bonaparte eut besoin des grenadiers impériaux pour devenir Napoléon n° 1 et Badinguet, son neveu, d'un bataillon de basse à pieds pour devenir Napoléon n° 3, mais Loubet n'aurait besoin que d'un simple tailleur pour devenir Émile Ier, empereur des Français. Et alors au moins il serait quelque chose. Tandis qu'aujourd'hui, il n'est, comme on l'appelle souvent, qu'un pantin, un coquin, un voleur, ou comme disent d'autres, un simple rien du tout [10]. Car lors qu'on l'aura habillé en empereur, on ne pourra plus lui donner ces titres, et il pourra alors aller dignement et fièrement rendre sa visite à Nikolaïk, son allié qu'il pourra alors traiter de frère."

"Je veux être appelé frère par le tzar Nicolas Ça, dit Robert Maquière De sa sinistre voix : Voyez bien le saint père Portant sa grande croix Nous sacrer tous ensemble Dans Napoléon trois."

Victor Hugo avait chanté cela lorsqu'il eut mis la frontière entre lui et l'assassin de Boulogne, sans cela ce dernier lui aurait fait passer le goût du pain et des chansons. Et l'auteur de l'Histoire d'un crime, du 2 Décembre, des Châtiments, des Misérables et autres napoléonides, ne serait pas devenu Victor Hugo le Grand au dépend de Napoléon le Petit. Mais Loubet n'a même pas à craindre la plume d'un Victor quelconque. Il n'y aurait que quelques journalistes des partis extrêmes qui pourraient crier un peu, cris qui seraient du reste étouffés par les cris de "Vive l'Empereur !", poussés par des millions d'individus.

Mais qui sait si cette idée n'est pas déjà venue, sinon à Loubet, du moins à son allié, lequel doit être quelque peu embêté de voir à côté de lui ce pékin de rien du tout en costume de commis voyageur, d'autant que celui-ci doit se trouver tout petit avec son habit d'arlequin à côté de cet empereur habillé en général ou en amiral, et d'entendre partout en France, comme en Russie, crier "Vive l'Empereur !" sans qu'il puisse rien dire, ni même adresser un simple geste de remerciement à ces foules enthousiastes. Quelle triste position pour un soi-disant chef d'État ! Si triste et si drolatique que je me figure déjà que Panama Ier, préférant être Émile Ier, a dû commander un habillement impérial et fait préparer par ses amis du sénat un décret le nommant empereur des Français.

Cahier n° 25 p. 3-4. Intégrale p. 825-826

Voici encore cette vaste fumisterie du Panama remise sur l'affiche pour amuser encore un moment les gobeurs. Certains journaux disent même qu'il y a un juge d'instruction à Paris qui se donne mille et mille peines pour trouver des coupables parmi tant de coupables qu'il y eut dans ce vol immense, autorisé par le gouvernement français. Mais cette nouvelle résurrection du Panama mourra et sera enterrée, comme toutes ces affaires dans lesquelles de grands et puissants personnages se trouvent mêlés. Il serait cependant possible que quelques-uns voulussent bien se laisser condamner, pour la frime, à quelques mois de prison dans un salon quelconque, pour tous les coupables, afin qu'on puisse chanter le libera définitif avec cette monstrueuse hydre qui a dévoré tant de victimes. La comédie du Panama est répétée dans les affaires du chemin de fer du Sud [11] et autres tripotages de la dette égyptienne [12].

Cette dernière comédie a été jouée par les meilleurs acteurs des grandes puissances européennes, mais dans laquelle le reste des mortels n'a vu que du bleu. Les Anglais se sont rendus maîtres de l'Égypte, et ils veulent la conserver et la gouverner à leur façon, parce que c'est un bon morceau pour eux. Que les autres puissances prennent des déserts, des îlots et des îles inhabitables, cela leur regarde, qu'elles y envoient les meilleurs de leurs enfants pour y être dévorés par les naturels et par les maladies, les Anglais ne demandent pas mieux.

Cahier n° 25 bis p. 29-31. Intégrale p. 849-850

Chaque fois qu'ils sont pris les mains et les pieds dans le plat, ils se forment en juges et en jurys, pour se juger eux-mêmes entre crétins, fripons, canailles et compagnie. Dans l'affaire de Panama où des millions de Français furent ruinés, ils se transformèrent tous en juges, en jurys et... en accusés, puisque tous avaient trempé dans cette vaste escroquerie. Mais pour ne pas aller tous au bagne, ils firent semblant de condamner trois ou quatre, lesquels du reste avaient pris la fuite depuis longtemps ; seul le ministre Baihaut [13] resta subir sa peine dans un salon, où il passa seulement quelques mois en villégiature. Eh bien, si les Français avaient encore eu quelques gouttes de sang dans leurs veines, et quelques grains de cervelle sous leurs crânes, en ce moment-là, ils auraient pris leurs députés, au retour dans leur canton, par la peau de [la] nuque, et avec un crochet au menton, les auraient hissés au haut d'un gibet au milieu de la place publique, avec [un] écriteau sur le ventre portant : « Voleur de Panama. » Idem dans l'affaire Dreyfus, dans laquelle ces représentants se montrèrent imbéciles, idiots et canailles. Et les Français, sans doute par contagion, devinrent aussi comme eux ; tous étaient prêts à se dévorer les uns les autres. Oh ! sur le papier et dans les discours seulement ! Ces Français sont trop lâches, aujourd'hui, pour se dévorer autrement.

Tiens, justement aujourd'hui un député vient de parler devant la Chambre à peu près comme moi ici. S'adressant au ministre de la Justice [14], il dit : « Rappelez-vous, monsieur le Ministre, les témoins de Panama, qui nous riaient au nez et se moquaient de nous si bien, qu'à votre grand chagrin vous n'avez pas pu achever l'œuvre d'épuration ; que la suspicion par conséquent a persisté, et aujourd'hui encore, faute de lumière complète, il y a encore des gens qui restent flétris du nom de panamistes. » Et puis plus loin, il dit encore : « Est-ce que l'enquête Wilson a fait la lumière ? Est-ce que l'enquête de Panama, des chemins de fer du Sud et tant d'autres enquêtes, ont fait la moindre lumière ?

Annotations

  1. Le Petit Journal est un quotidien parisien républicain et conservateur, fondé par Moïse Polydore Millaud, qui a paru de 1863 à 1944. A la veille de la guerre de 1914-18, c'est l'un des quatre plus grands quotidiens français d’avant-guerre, avec Le Petit Parisien, Le Matin, et Le Journal. Il tire à un million d'exemplaires en 1890, en pleine crise boulangiste.
  2. Ernest Judet : rédacteur en chef du Petit Journal dont les positions sont hostiles à Dreyfus.
  3. Les travaux du canal de Panama commencèrent en 1881 à l'initiative de Ferdinand de Lesseps (1805-1894), diplomate français qui était déjà à l'origine du canal de Suez (1869). Ils furent interrompus en 1888 et les administrateurs furent poursuivis pour abus de confiance et escroquerie. Ferdinand de Lesseps et Gustave Eiffel ainsi que de nombreux parlementaires furent condamnés dans cette affaire qui défraya la chronique de 1887 à 1897.
  4. Hyppolite Marinoni (1823-1904) : inventeur des presses d'imprimerie rotatives, il fut directeur du Petit Journal de 1852 à 1902.
  5. Ferdinand de Lesseps (1805-1894) : diplomate. Il est à l'origine des canaux de Suez et de Panama. Voir note 180, troisième partie.
  6. Le Moniteur universel : journal lancé en 1789 pour publier les débats de la Constituante. Il fut remplacé en 1868 le journal officiel publiant les actes du gouvernement, le Journal officiel de l'Empire français le remplaça en 1869, mais sa publication se poursuit jusqu'en 1901, comme journal conservateur.
  7. Le cabinet ministériel formé par Émile Loubet en février 1892 fut dissout en novembre de la même année, suite au scandale de Panama.
  8. Philippe d'Orléans (1869-1926), duc. Il est surnommé Gamelle d'Orléans par Yann Coz, rédacteur à La Dépêche de Lorient (rubrique "Au jour le jour", 17 septembre 1900).
  9. Napoléon Victor Bonaparte (1862-1926), dit le prince Victor.
  10. Émile Loubet est célèbre pour l'inauguration d'une exposition de chrysanthèmes au Grand Palais (5 nov. 1901). Cette activité marquera l'image des présidents sans pouvoir de la Troisième République.
  11. Le 2 janvier 1904, les députés examinèrent la possibilité d'acheter les compagnies de chemin de fer du Sud et de l'Ouest.
  12. En avril 1904 un accord intervint entre la France et la Grande-Bretagne pour régler les différents coloniaux. La convention la plus importante était l'engagement français "de ne pas entraver l'action de la Grande-Bretagne en Égypte".
  13. Charles Baihaut (1843-1917) : ancien ministre des Travaux publics. Il avoua naïvement avoir reçu 375 000 francs pour déposer le projet de loi autorisant l'émission des obligations à lots, usage qui était légalement interdit en France. Il fut le seul politique condamné (à 5 ans de détention).
  14. Il s'agit probablement d'Ernest Vallé, ministre de la Justice de 1902 à 1905.



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Thème de l'article : Ecrits de Jean-Marie Déguignet Création : Février 2025    Màj : 15.04.2025