La folie hospitalière selon Jean-Marie Déguignet

De GrandTerrier

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A la fin de ses mémoires, pour les années 1902-1905, Jean-Marie Déguignet décrit de l'intérieur l'Hospice Civil de Quimper suite à sa tentative de suicide et placement d'office, et il en fait même un long poème de 152 vers commençant par "Me voici échoué sur un lit d'hôpital".

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Autres lectures : « Espace Déguignet » ¤ « DÉGUIGNET Jean-Marie - Histoire de ma vie, l'Intégrale » ¤ « Le suicide aux charbons ardents de Jean-Marie Déguignet en 1902 » ¤ « Les séjours et décès de Jean-Marie Déguignet à l'hospice de Quimper » ¤ « CARRER Philippe - Ethnopsychiatrie en Bretagne » ¤ « LE BRAS Anatole - Aliénés » ¤ 

Présentation

Lors de ses séjours à l'asile Saint-Athanase de Quimper entre 1902 et 1905, après ses accès de folie et tentative de suicide, le mémorialiste Déguignet a décrit le mode d'internement psychiatrique de l'époque sur plusieurs dizaines pages d'invectives et dans un long poème :

  • « Me voici échoué sur un lit d'hôpital» : ce sont les agents de police qui l'y ont amené.
  • « Étant déclaré fou, idiot, imbécile / Digne d'être admis parmi les alcooliques, / Parmi les insensés et les épileptiques » : les causes d'aliénation incluent de nombreuses tares sociales.
  • « je n'ai jamais été si bien logé, ni mieux nourri de ma vie » : un indigent sans ressources y trouve gîte et couvert. Ce passage est cité dans le livre "Aliénés" d'Anatole Le Bras, car, vivant précédemment dans une misère extrême, on peut juger la nourriture de l’asile satisfaisante.
  • La mendicité est interdite par ailleurs : « Officiellement exclu de la société / Mis au ban des hommes et de l'humanité, / Que pourra-t-il désormais, sinon mourir de faim / N'ayant plus aucun droit de demander du pain ».
  • Interné à vie et dans l'indifférence : « dire à un pauvre vieillard de 68 ans ... étant officiellement déclaré fou par lui, il me serait impossible non seulement d'aller chercher du travail que je ne trouverais certes pas ... depuis il ne me parle plus. Il passe tous les matins devant moi sans même me regarder  ».
Hôpital Civil de Quimper, dessin de Louis Le Guennec
  • Subjectivité asilaire : « Alors on m'a jugé atteint de la manie / Des persécutions. Oui, toute ma vie / J'ai cruellement supporté des persécutions » ; « Si souffrir en silence est appelé manie, / Alors je suis bien fou, plus fou que la folie ».

Textes des Mémoires

Séjour à 68 ans en avril 1902

Intégrale, page 724-725.

Et en effet, au bout de cinq minutes, je reperdis connaissance. Mais, oh ! quelle fatalité qui s'attache à ma vie, je ne sais combien de temps après, je me réveille encore, cette fois entre les bras de deux agents de police qui avaient l'air de me prodiguer autant de soin que d'injures. Puis un instant après, lorsqu'ils avaient fini par me ranimer tout à fait, j'entendis aussi la voix narquoise et stupide du commissaire, commandant à ses agents de bien me secouer et de me laver la figure. Puis, quand ils m'eurent suffisamment massé et secoué, ils me traînèrent dans la rue, et me firent faire la moitié du tour de la ville pour me conduire à l'hôpital, où je suis depuis huit jours sans savoir ce qu'on va faire de moi. Le médecin ne me dit rien. Seulement, il a vu mes manuscrits qu'un commissionnaire a transportés ici avec mes livres, et il me les a demandés pour les consulter, il m'a dit même qu'il en a commencé la lecture qui est, dit-il, très intéressante. Mais que va-t-il en faire ? J'ignore, comme j'ignore ce qu'il veut faire de moi-même. S'il me laisse ici encore un mois et demi, je pourrai peut-être trouver le moyen de vivre encore quelque temps. Mais s'il vient à me renvoyer avant, ce Sera fini puisque je n'ai plus de loge- ment, ni de vêtement, ni argent. Je trouve du reste qu'on n'est pas mal dans cet hôpital, tant décrié cependant par ceux-là même qui ne peuvent vivre sans lui.

Pour moi, je n'ai jamais été si bien logé, ni mieux nourri de ma vie, et (si) le médecin, qui (est) aussi un des conseillers municipaux qui ont droit de surveillance ici, voulait me garder, j'y resterais bien. J'en vois bien ici des vieillards qui n'ont pas fait grand-chose durant leur vie, et qui y sont mis jusqu'à la fin de leurs jours. Le plus ennuyant ici, c'est qu'on ne trouve personne à qui parler. On ne voit ici que des ouvriers, des paysans, des gueux, des braconniers, tous plus ou moins ignorants et abrutis. C'est pour ça que j'ai repris ma plume, pour continuer jusqu'au bout à tracer l'histoire de ma vie, puisque malgré ma volonté, cette vie ne veut pas quitter mon vieux corps. Il faut assurément que ce principe vital soit, comme on dit, chevillé quelque part dans cette vieille carcasse ! J'ai encore fabriqué quelques vers à ce sujet, que je vais transcrire ici. Je compte même les faire voir au médecin, celui qui m'a déclaré fou, atteint de manie des persécutions, comme si c'était moi le persécuteur au lieu d'être le persécuté. La langue française a souvent de ces drôles de définitions !

Intégrale, page 730-731.

Mais voici maintenant que le médecin qui m'a déclaré atteint de la manie des persécutions et digne d'être admis dans une maison de santé neveux plus m'y admettre, il veut au contraire me rendre à la liberté. Mais qu'est-ce que je ferai de cette liberté dans un monde d'où il m'a exclu par sa propre volonté ? Cet homme semble vrai- ment jouer avec moi comme le chat avec la souris, pour s'amuser et se donner des plaisirs de dieux. Mes manuscrits qu'il m'a pris lui plaisent cependant ; il me demandait même un jour où diable j'avais pu apprendre à écrire si bien en français, à faire de si belles prosodies. Mais Le Braz Anatole qui m'a si impudemment volé mes premiers manuscrits me disait la même chose ! Et ce fameux Baron de la préfecture qui me persécute et me vole la moitié de mon pain depuis 15 ans me disait aussi un hourque j'écrivais fort bien, que j'avais un très beau style. Tous ces gens sont donc les mêmes, qui vous flattent en vous écorchant. Comme je disais plus haut au sujet de Baron, de la préfecture, on ne rencontre partout que tyrans et bourreaux depuis le garde-champêtre, le sergent de ville, le commis de bureau jusqu'aux hauts magistrats ; [ils] sont libres de faire ce qu'ils veulent, et plus les petits coquins de gardes ou grec bureaucrates font du mal aux paisibles citoyens, plus il sont félicités, honorés et gratifiés par les grands coquins. C'est là, paraît-il, le plus grand bonheur de notre régime, dit démocratique. Combien de misérables n'ont-ils pas pu depuis trente-six ans me tourmenter, me persécuter, me voler impunément, sans aucune crainte, tous ces tyrans et bourreaux étant de la même famille que les juges ! Aujourd'hui, il a plu à un médecin de m'accabler sous cette horrible flétrissure de fou, qui est-ce qui lui dira quelque chose sinon que ses collègues et amis de l'art et de la magistrature pourraient le féliciterai sa science phrénologique, qui lui permet à première vue de déclarer un homme en état de folie, sans que cet homme ait jamais manifesté le moindre signe de dérangement mental ! Mais il a, pour prétexte, la manie des persécutions, que cet homme subit depuis trente-six ans avec une philosophie et un stoïcisme surhumains. Ainsi, d'après cet Esculape breton, ce furent les martyrs des Césars, des moines de l'inquisition, les victimes de la Saint-Barthélemy et des dragons de aillais qui avaient la manie des persécutions.

C'est dire que les moutons ont la manie de vouloir être tondus et égorgés, Mais que voulez-vous, ces gens qui peuvent faire ce qu'ils veulent, peuvent bien aussi parler comme il leur plaît. Ils peuvent dire toutes les sottises et toutes les imbécillités qui leur passent par la tête ; nous autres, pauvres bougres, n'avons pas le droit de les reprendre, pas plus que nous [n']avons le droit de nous plaindre des maux qu'ils nous infligent. Cependant, je me demande encore ce que ce savant phrénologique compte faire de moi à la fin. L'autre jour, il me disait en me retenant à part, qu'il allait me mettre en liberté en me disant d'aller chercher du travail. Ici, la moquerie, le cynisme, l'impudence ou la démence dépassent toutes mesures : dire à un pauvre vieillard de 68 ans, meurtri et usé par le travail et la misère, d'aller chercher du travail, lorsque les jeunes gens de 25 et 30 ans n'en trouvent pas ! Je lui fis cependant observer, qu'étant officiellement déclaré fou par lui, il me serait impossible non seulement d'aller chercher du travail que je ne trouverais certes pas, mais même d'aller demander à loger et à manger nulle part. Il me répondit que tout ça était oublié, puis partit là-dessus. Depuis, il ne me parle plus. Il passe tous les matins devant moi sans même me regarder.

Poème

Intégrale, pages 725-730 et Rimes et Révoltes, p. 77-82.

Me voici échoué sur un lit d'hôpital,
C'était écrit sans doute dans le livre fatal,
Que je devais subir tous les plus grands malheurs,
Que je devais passer par toutes les horreurs

Qui peuvent, ici-bas, s'abattre sur les hommes,
Horreurs si bien tracées par David dans ses psaumes.
Et ce n'est pas fini ; j'en ai encore à boire
D'autres coupes amères. Un autre purgatoire

M'attend ici tout près dans un autre asile,
Étant déclaré fou, idiot, imbécile
Digne d'être admis parmi les alcooliques,
Parmi les insensés et les épileptiques.

La science le veut et devant ses décrets
Je dois courber le front, taire mes facultés.
Elles n'existent plus, car de là par la science
Elles sont annulées, je reviens à l'enfance.

La science moderne ou la Déesse phréno
Décrète que je dois retourner au berceau,
Heureusement j'ai toujours cette philosophie
Qui m'a si bien servi durant ma longue vie.

Cependant que ferai-je en ces tristes locaux
Où la folie trône avec ses oripeaux ?
Ce doit être un lieu semblable aux Enfers
Dont Dante nous parle en assez grossiers vers.

On pourrait y écrire ces mots : Lasciate
Qui ogni speranza voi che intrate.
Que vais-je devenir dans ce pandémonium ?
Devrais-je m'y faire une illusion ?

Me croire réellement tombé dans la démence
Comme a prononcé l'infaillible science,
Devrais-je y chanter, me traîner à genoux,
Pleurer, rire, sauter, comme les autres fous,

Envoyer promener toutes mes facultés
Et fouler dans l'oubli tous mes travaux passés ?
C'est ainsi qu'autrefois dans les Champs-Élysées
Les âmes des braves, dans les oublis plongées,

Goûtèrent les grandes joies et les réjouissances,
Ne se souvenant plus du monde des souffrances.
Mais malgré mes efforts, je ne pourrai jamais
Oublier qui je suis, non plus ce que j'étais.

J'aurais beau y chanter avec ces fous d'Armor
Echo répétera : « te cantas in dolor ».
Fous, nous le sommes tous, disait déjà Boileau,
Et qu'affirme aujourd'hui le savant Lombroso·

Affirmant par les règles de la phrénologie
Que tout le genre humain est atteint de folie.
On pourrait s'en assurer en consultant l'histoire,
On n'y voit que folie sous le nom de la gloire.

Folie et furie, férocité et haine
Voilà toute l'histoire de la bête humaine
On pourrait la figurer en un petit instant
En trempant un gros pinceau dans la boue et le sang.

Sans remonter bien haut dans l'histoire de France
Nous avons vu les Français, tous tombés en démence,
Ecrivains et généraux, citoyens, magistrats
Se traitant de fripouilles, coquins et scélérats.

Et tous ces grands déments par leur esprit pervers
De leur vaste folie remplissaient l'univers.
Mais tous ces furieux qui succombent de rage
Croient qu'ils ont seuls encore la sagesse en partage,

Séjour à 71 ans en 1905

Intégrale, page 866-867.

Pour les autres espèces animales, on encourage la destruction des mauvaises bêtes, et des bêtes dangereuses, en même temps qu'on encourage l'amélioration des races utiles et bonnes. Mais pour cette maudite race humaine, on fait tout le contraire, on félicite, on flatte, on encourage ceux qui entretiennent à grands frais les plus mauvais, les plus vilains et les dangereux sujets, et cela au plus grand détriment des bons. Ici, à Quimper, il y a déjà quatre établissements [1], et les plus beaux, pour l'entretien de tous les tarés et de tous les rebuts de cette malheureuse espèce humaine, et on va encore en bâtir un autre ! Mais pendant ce temps, on laisse sans soins, sans soucis, se perdre les plus jeunes et les meilleurs sujets, sur lesquels devraient au contraire se porter tous les soins et les soucis, les tarés et les rebuts n'étant bons que pour le requiem aeternam qu'ils appellent du reste eux-mêle tous les jours dans leurs prières. Adveniat regnum tuum domine in requiem aeternam.

[...] N'importe, nous voici passés dans l'année 1905 et je vis toujours, moi qui ai déjà été plusieurs fois dans le sombre domaine de Parques, mais ces bonnes déesses, aussi justes qu'inflexibles, m'ont toujours chassé de chez elles sous prétexte que je n'avais pas encore terminé ma mission sur ce pauvre petit globe.

Annotations

  1. L'hôpital de Quimper étaient constitué de quatre départements ayant chacun un bâtiment propre. À partir de 1895 deux nouveaux bâtiments sont en construction.



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Thème de l'article : Ecrits de Jean-Marie Déguignet Création : Juillet 2024    Màj : 13.07.2024