L'évocation des cantiques bretons par Jean-Marie Déguignet
Dans ses « Mémoires d'un paysan bas-breton », Jean-Marie Déguignet (1834-1905) donne sa vision critique des cantiques religieux en langue bretonne, tout en soulignant leur beauté et l'importance qu'ils avaient pour ses concitoyens.
Autres lectures : « La gwerz de la ville d'Ys chantée par Déguignet » ¤ « Petite Fantaisie sur l'enfer / Ha Doue bardono nanaon / J-M. Deguignet » ¤ « L'histoire de la Bossen, la peste d'Elliant, par Jean-Marie Déguignet » ¤ « DÉGUIGNET Jean-Marie - Histoire de ma vie, l'Intégrale » ¤
Présentation
Les cantiques bretons sont des chants sacrés populaires chantés à l’occasion des messes et pardons en Basse-Bretagne. Dans ses mémoires publiées en 2001 en version intégrale, Jean-Marie Déguignet a présenté trois de ces cantiques, très connus encore aujourd'hui, en citant un ou plusieurs couplets :
A. « M'hoc'h ador, ma Doue ma c'hrouer », "Je vous adore, Dieu mon Créateur", en page 141.
B. « Guerz ar garnel », "la ballade du charnier ou de l'ossuaire", en page 462.
C. « Kantik ar baradoz », "le cantique du paradis", en pages 464 et 474.
Le premier cantique a les faveurs de Déguignet pour sa mélodie reconnaissable entre toutes (cf. enregistrement de Yann-Fanch Quemener ci-contre) : « il se chante sur le plus bel air que je connaisse en breton ».
Le couplet cité par le paysan bas-breton est la prière à l'ange gardien, invoqué par lui, enfant, pour le préserver de l'esprit du mal : « Va mirit ouz an drouc-speret ». Mais ayant quand même des mauvaises pensées, malgré sa prière, Déguignet pose ce trait d'humour : « C'était à lui de répondre de moi, et non à moi de répondre de lui ».
Le second cantique dit du charnier a été écrit en 1750 par Fiacre Cochart [1], prêtre de Ploudaniel. On chantait jadis cette « Guerz ar garnel » le jour des morts dans nos cimetières bretons, au moment où la procession funèbre arrivait devant l'ossuaire.
Cette procession a d'ailleurs été fort bien décrite par Anatole Le Braz : « La foule s'avance, clergé en tête, en un long serpentement noir, dans le gris ouaté du crépuscule ; le vent gonfle les surplis des prêtres, les mantes des femmes, hérisse les chevelures floconneuses des vieillards, attise les cires ardentes aux mains des enfants de chœur. Devant l'ossuaire on s'agenouille, et l'assistance entonne une sorte d'incantation pleine à la fois d'angoisse et de fougue, et qui secoue les chanteurs eux-mêmes d'un inénarrable frisson ... » [2].
Enregistrements sonores :
Kantig ar baradoz, Yann-Fanch Kemener :
Gwerz ar Garnel, Gwenn Cognard (flûte) :
M'hoc'h ador ma doue, Yann-Fanch Kemener :
Dans la « Guerz ar garnel », ce sont les ossements qui s'adressent aux vivants : « Ni zo bet war ann douar o rén kerkoulz ha c'houi, O tiviz, hag o vale , oc'h eva , o tibri » (Nous avons vécu sur terre, tout comme vous, Nous avons devisé, marché, bu, mangé). Déguignet s'en sert pour dénoncer la tristesse voulue par les clercs tonsurés qui ont composés les cantiques « pour effrayer leurs troupeaux », alors que les bretons étaient « gais et riants, en vrais enfants de Bacchus », même devant la mort.
Le troisième est le célèbre cantique du paradis. Il a été collecté par Hersart de La Villemarqué dans son anthologie du « Barzaz Breizh » de 1841. On l'attribue généralement à Michel Le Nobletz (1577-1652), mais la tradition populaire voudrait qu'il fût composé par saint Hervé en personne.
Déguignet le qualifie de « joli cantique breton » et défend l'idée que son contenu a pour but de tromper les ouailles, de « détacher complètement leur cœur des biens de ce misérable monde, de ne jamais songer qu'aux biens précieux et éternels de l'autre monde ».
Il compose même, pour se moquer, des variantes des paroles du cantique : « Jesus peguen bras ve - Plujadur an dudze - Mar c'helfen kaouet tout - Ar c'hreyen ac ar yout » (Jésus, combien grand serait - Le plaisir de ces gens - S'ils pouvaient avoir tout - La chèvre et le chou).
Cantique "M'hoc'h ador, ma Doue ma c'hrouer"
Texte de Déguignet, p. 141
Je savais la prière spéciale qu'il fallait lui adresser, qui, en breton est un cantique, et qui se chante sur le plus bel air que je connaisse en breton :
« Ha c'houi va ael mad canat Doue,
Mirit va c'horf ba va ene,
Va mirit ouz an drouc-speret,
Ha dreist pep tra ous pep péc'het. »
("Et vous, mon ange gardien aimé de Dieu
Préservez mon corps et mon âme
Préservez-moi de l'esprit du mal
Et par-dessus tout du péché.")
Mais lorsque j'avais psalmodié ces prières avec quelques Pater et Ave Maria, mon esprit vagabond commençait aussitôt à fourrager dans les champs défendus. En effet, il ne pouvait s'empêcher de se demander pourquoi cet ange, commis spécialement à ma garde, me laissait m'égarer à chaque instant. C'était à lui de répondre de moi, et non à moi de répondre de lui.
Iconographie
Texte complet du chant
Evit adoriñ Doue
M'hoc'h ador, Doue va C'hrouer
M'hoc'h ador Jezuz, va Salver
Me zo amañ war va daoulin
'Vit ho pediñ diouzh ar mintin.
Evit trugarekaat Doue
Mil bennozh deoc'h, o va Aotrou,
Evit hoc'h holl madoberoù
D'am bezañ graet, prenet, miret,
Hag en hoc'h Iliz kemeret.
Evit en em reiñ da Zoue
Kement a rin, a lavarin,
A c'houzañvin hag a soñjin,
A ginnigan evit ho kloar,
Keit ha ma vin war an douar.
Evit bezañ fidel da Zoue
Evit plijout deoc’h, Salver karet,
Me a dec’ho diouzh ar pec’hed,
Hag a heulio a-benn-da-benn
Kement a zo en ho lezenn.
Traduction française
Pour adorer Dieu
Je vous adore, Dieu mon Créateur
Je vous adore Jésus, mon Sauveur
Je suis ici à genoux
Pour vous priez ce matin.
Pour remercier Dieu
Mille bénédictions à vous, ô mon Seigneur
Pour tous vos bienfaits
D'avoir été créé, racheté, gardé
Et d’être membre de votre Eglise.
Pour se donner à Dieu
Tout ce que je ferai, je dirai
Je supporterai et je penserai
Je vous le donne pour votre gloire
Tant que je serai sur la terre.
Pour être fidèle à Dieu
Pour vous plaire, Sauveur aimé,
Je fuirai le péché,
Et je suivrai en tout point
Ce qui est dans votre loi.
Gwerz ar garnel, Ballade de l'ossuaire
Texte de Déguignet, p. 462
Non, l'amour en Bretagne, ni les chansons qu'il inspire ne sont pas tristes comme chez les peuples dits civilisés. Mais ce qu'il y a de triste pour les ignorants et les fanatisés, ce sont les guers, complaintes fabriquées par les prêtres pour effrayer leurs troupeaux,
Dans la complainte des ossements (Guers ar garnel), ce sont les os eux-mêmes qui parlent. Ils disent aux vivants :
« Nint zo bet var an douar o ren ken coulz a c'hout
Hovale ac o tivis, o c'heva, o tebri
Cetu nint aman brema er stat mar zom renter
Goude mom bet an douar o vesur ar prenvet. »
("Nous avons été sur la terre aussi bien que vous
Marchant, causant, buvant et mangeant
Et voilà maintenant en quel état nous sommes
Après avoir été dans la terre nourrir les vers.")
Mais les derniers vers de cette complainte du charnier en montrent parfaitement le but :
« Lest ta madou ar bed man gred brezel dar visou
Disale c'houi vo ivez vel deomp ni er besiou. »
("Laissez donc les biens de ce monde, faites la guerre aux vices
Car sans tarder vous serez comme nous au tombeau.")
Iconographie
Texte complet du chant
Deomp d'ar garnell, kristenien, gwélomp ar relegou
Euz hor breudeur, c'hoarezed, bon tadou hor mammou,
Demeuz hon amezein, bor brasa mignoned,
Gwélomp ar stad truezuz e pini 'maint rentet.
Gwélet a reot anezho torret ha bruzunet,
Ha memès ann darn-vuia a zo e poultr kouezet ;
Ne wéler mui ho noblanz, ho danvez, ho ghened,
Ar maro hag ann douar ho deuz ho dismantret.
Ar paour hag ar pinvidik, ar mestr hag ar mevel,
Oll int dishévélébet, oll int lekeat henvel,
N'ez euz mui nemed eskern, poultr ha breinadurez
Dellezeg a zismeganz, ma na vent a druez.
Hoghen er stad truezuz e pini 'maint rentet,
E komzont hag ho c'homz-mut zo bhelavar meurbed,
Oc'h peb-unan e preegont, mar keromp profita,
Dre rua plijo gand Doue hol lezel er bed-ma.
Klevit eta ho c'hentel, ba taolit ho plet-mad,
Gand eur galon ioulek da brofita ervad.
Lavaret a rint d'e-hoc'b skler ez int bet er bed-ma,
Hag e varfot eveld-ho, pa zonjol nebeuta.
Ni zo bet war ann douar o rén kerkoulz ha c'houi,
O tiviz, hag o vale , oc'h eva , o tibri,
Ha chetu ama brema ar stad ma'z omp rentet
Goude m'omp ber enn douar o vesur ar prenved.
M’oa eunn den krén ha galant, ha me eunn dijentil,
Me oa eunn den pinvidik, ha me eunn den habil ;
Me 'm euz kollet va noblanz, ha me va oll zanvez
Me va nerz ha va ghened, ha me va gwisieghez.
N'hon euz kavet nemed-omp hag hon oberiou mad
Da ghinniga d'hor barner, d'hor roue ha d'hon tad ;
List eta madou 'nn douar, argarzit ar ziou
Ha gwiskit hoc'h eneou a bep seurt vertuziou.
Traduction française
Venons au charnier, chrétiens, voyons les ossements
De nos frères, sœurs, pères et mères,
De nos voisins, de nos amis les plus chers ;
Voyons l’état pitoyable où ils sont réduits.
Vous les voyez cassés, émiettés ;
Même la plupart sont en poussière tombés.
Ici plus de noblesse, plus de fortune, plus de beauté !
La mort et la terre ont tout confondu.
Entre le pauvre et le riche, le maître et le valet,
Plus de différence ; tous sont semblables.
Il ne reste d’eux que des os, de la poussière et de la pourriture.
Ils nous dégoûteraient, si nous n’en avions pitié.
Eh bien ! en ce pitoyable état où ils sont réduits,
Ils parlent, et leur parole muette est d’une singulière éloquence.
Ils nous font la leçon, et c’est à nous d’en profiter,
Tant qu’il plaira à Dieu de nous laisser en ce monde.
Écoutez donc leur enseignement, écoutez-le bien,
Avec un cœur désireux d’en tirer bon profit.
Ils vous disent clairement qu’eux aussi ont été de ce monde,
Et que vous mourrez comme eux, quand vous y penserez le moins.
— Nous avons vécu sur terre, tout comme vous,
Nous avons devisé, marché, bu, mangé,
Et voici maintenant en quel état nous sommes réduits,
Après avoir été en terre servir de pâture aux vers.
— J’étais un homme robuste et galant ! — Moi, un gentilhomme !
— Moi, un homme riche ! — Moi, un habile homme !…
— J’ai perdu ma noblesse ! — J’ai perdu ma fortune !…
— J’ai perdu force et beauté ! — J’ai perdu ma science !…
Nous n’avons eu que nos personnes et nos bonnes œuvres
À présenter à notre Juge, à notre Roi, à notre Père !
Laissez donc les biens de la terre, détestez les vices,
Et habillez vos âmes de toutes sortes de vertus.
Kantik ar barados, Cantique du paradis
Texte de Déguignet, p. 464 & 474
Je dirai avec ce joli cantique breton :
« Neuze me lavaro
|
"Alors je dirai
|
Ce cantique qui a 29 couplets est sorti bien entendu de la manufacture sacrée des jésuites et confrères. Dans tous les couplets, on invite instamment les bonnes ouailles à détacher complètement leur cœur des biens de ce misérable monde, de ne jamais songer qu'aux biens précieux et éternels de l'autre monde ...
J'ai fabriqué un certain nombre de couplets bretons qui se chantent sur l'air de ce beau cantique dont j'ai donné deux couplets plus haut. Le dernier de ces couplets est :
« Jesus peguen bras ve
|
"Jésus, combien grand serait
|
Iconographie
Texte complet du chant
1 Jezuz, pegen bras ‘ve
Plijadur an ene,
Pa vez e gras Doue
Hag en e garante(z).
2 Berr ‘kavan an amzer
Hag ar poanioù dister,
O soñjal deiz ha noz,
E gloar ar baradoz.
3 Pa sellan en Neñvoù,
Etrezek va gwir vro,
Nijal di a garfen
Evel ur goulmig wenn.
4 Pa vo pred ar maro,
Neuze me gimiado
Diouz ar c'hig ankeniuz,
Enebour da Jezus.
5 Gortoz a ran gant joa,
An termen diwezhañ,
Mall am eus da welet,
Jezuz, va gwir bried.
6 Kerkent ha ma vezo,
Torret va chadennoù,
Me ‘n em savo en aer,
Evel un alc’houeder.
7 Tremen a rin al loat,
Evit pignat d’ar c’hloar,
Dreist an heol, ar stered,
Me a vezo douget.
8 Pa vin pell diouzh an douar,
Traonienn leun a c’hlac’har,
Neuze me ‘ray ur sell
Ouzh va bro Breizh-Izel.
Traduction française
1 Jésus, comme il est grand
Le plaisir de l’âme
Quand elle est dans la grâce de Dieu
Et dans son amour.
2 Je trouve court le temps
Et les souffrances misérables
En pensant jour et nuit,
A la gloire du Paradis.
3 Quand je regarde aux cieux
Vers mon vrai pays,
J’aimerai y voler
Comme une colombe blanche.
4 Quand viendra la mort
Alors je quitterai
Cette chair douloureuse
L'ennemie de Jésus.
5 J’attends avec joie,
L’heure dernière
J’ai hâte de voir
Jésus, mon vrai Époux.
6. Aussitôt que seront
Brisées mes chaines
Je m’élèverai dans l’air
Comme une alouette.
7 Je passerai la lune,
Pour monter à la gloire
Au-delà du soleil, des étoiles
Je serai porté.
8 Quand je serai loin de la terre
Vallée pleine de peines
Alors je jetterai un regard
A mon pays, la Bretagne.