Jean Pierre Rolland (1855-1914), papetier
Celui que René Bolloré qualifiait de « vieux loup de papeterie » a marqué son époque, ce aussi bien dans son quartier natal d'Odet que du côté de Cascadec où il a contribué au démarrage de la deuxième papeterie du groupe Bolloré.
Avec son épouse Marie-Anne Péton, il a fondé une famille nombreuse, les descendants de ses 12 enfants restant très attachés aux papeteries, et son souvenir reste encore très vivace auprès des anciens papetiers.
Autres lectures : « Médaille d'or Bolloré à l'Exposition universelle de 1900, Revue Papeterie & Union Agricole » ¤ « 1922 - Discours de René Bolloré au Centenaire d'Odet » ¤ « DU GUÉRAND France - Il fut un temps ... » ¤ « 1911 - Fête du mariage de René Bolloré, photos de Joseph-Marie Villard » ¤ « Un banquet à la papeterie pour les médaillés avec ancienneté, journaux 1909 » ¤ « René Bolloré (1885-1935), entrepreneur » ¤ « 1913 - Visites techniques de machines à papier en France et Allemagne » ¤ « Chronique du début du siècle à Odet par Marianne Saliou » ¤ « Henri Le Gars, employé aux usines Bolloré en novembre 1939 » ¤ « Mann Kerouredan raconte la fabrication du papier » ¤ « 1925 - Famille Rannou de Kerangueo-Odet et Cascadec » ¤
Une vie de papetier
Jean Pierre Rolland est né le 5 mai 1855 à Lenhesq en Ergué-Gabéric d'un père exerçant la profession de journalier [1] et qui viendra s'établir en 1862-65 [2] à Stang-Luzigou près d'Odet.
Sa médaille d'honneur pour ses 30 ans et plus de travail dans « la maison Bolloré » est évoquée en janvier 1898 dans les journaux :Mais Jean-Pierre est embauché comme aide-ouvrier au moulin à papier d'Odet bien plus qu'à ses 13 ans en 1868. En 1909 lors de la fête des médaillés à Odet il est question de 43 ans de services, ce qui lui ferait moins de 10 ans quand il a commencé à travailler.
Avide de se former, très curieux, il grimpe les échelons et devient surveillant de fabrication à 35 ans en 1890, et connaitra donc trois générations de patrons Bolloré. Elevé en breton et sans instructions scolaires, les écoles n'étant pas ouvertes dans le village de Lestonan, et celle du bourg étant très éloignée, il a réussi à lire et écrire correctement la langue française pour exercer son métier.
En 1893 quand le deuxième entrepreneur Bolloré loue le moulin à papier de Scaër, il envoie Jean Pierre Rolland assurer la mise en route du moulin à papier et assumer le contrôle de la bonne marche de l'usine. Sur le coteau dominant le moulin, une maison lui est construite et désormais ce sera pour lui un va-et-vient incessant entre les deux moulins à papier d'Odet et de Cascadec.
En 1900 À l'Exposition Universelle de Paris il est récompensé par une médaille d'argent de collaborateur en Fabrication de papier.
Marianne Saliou confirme la mission en question dans une interview de 1979 : « Il n'y avait qu'une seule machine au début [à Odet], mais la deuxième est venue avant la guerre. Elle a du tourner en 1912 [3] . M. Rolland avait été voir cette machine en Allemagne. Elle a été mise devant le château. La première était plus petite, elle était là où est la huit actuellement. ».
En septembre 1913, avec l'ingénieur en chef Yves Charuel, il fait un voyage de visite technique de plusieurs papeteries en France, séjourne à Paris et reprend ses visites à Düren en Allemagne, ceci parce que le patron René Bolloré voulait développer et moderniser les usines d'Odet et de Scaër.
Lors de la fête du Centenaire des papeteries, René Bolloré rédigea et prononça un discours [4] dans lequel il évoque le contremaître décédé huit ans plus tôt : « Il m'est impossible de rappeler le souvenir de tous les ouvriers défunts, néanmoins je ne puis passer sous silence le nom de mon vieux contremaître Jean Pierre ROLLAND un vieil ami, un vieux loup de papeterie. ».
La photo ci-dessous prise en 1911 [5] est très intéressante car elle rassemble tous les cadres de l'entreprise Bolloré, et Jean-Pierre Rolland est tout proche du patron, à sa gauche :
1er rang (assis) : René Rannou, contremaître [6] ; Yves Charuel du Guérand ; René Bolloré ; Jean-Pierre Rolland, contremaître ; Louis Garin, directeur d'Odet ; Le Gallès.
2e rang (debout) : Laurent Le Gall, contremaître ; Abel Briand, contremaître [7] ; Hervé Quinquin, directeur de Cascadec ; Yves Provost, contremaître ; Mlle de Lulliac, secrétaire de René Bolloré.
Une famille nombreuse
De son mariage avec Marie-Anne Péton le 15 mai 1878 naîtront douze enfants, dix filles et deux garçons. Ces derniers décéderont en bas âge. La plupart des filles épouseront des papetiers et travailleront aussi dans la papeterie.
Sur la photo ci-dessous (de 1902-1904 ?), on peut noter que les aînées porteront la coiffe de Quimper, la "borleden". Mais par contre lors de son mariage, Reine et ses sœurs porteront la coiffe de Scaër : cf « 1912 - Mariage de Pierrot Eouzan et Reine Rolland d'Odet » ¤
Voici les 12 enfants de Jean Pierre Rolland, leurs lieux de naissance (Odet ou Scaër) et pour les neuf filles survivantes leurs noms d’épouses :
- 1879-1952 (Odet), Marie Anne, épouse de Jean Louis Jacob.
- 1880-1947 (Odet), Anne Marie, épouse d'Hervé Bourhis.
- 1881-1938 (Odet), Marie Perrine, épouse de Roger Louis Derrien
- 1883-1969 (Odet), Marie Louise, épouse Barguil.
- 1885-1967 (Odet), Marie Barbe, épouse de François Huiban.
- 1888-1979 (Odet), Marie Reine, épouse de Pierrot Eouzan.
- 1889-1924 (Odet), Marie Jeanne, épouse de Germain Guéguen.
- 1891-1892 (Odet), Pierre Auguste, décédé en bas-âge.
- 1892-1893 (Odet), Jean Pierre, décédé en bas-âge.
- 1893-1959 (Odet), Renée Joséphine, ép. de Guillaume Le Pape.
- 1896-1896 (Scaër), Jeanne Marie, décédée en bas-âge.
- 1899>1973 (Scaër), Marie Yvonne Marie, épouse de Jean Rivoal.
La fille d'Anne-Marie et d'Hervé Bourhis, prénommée Anne-Marie, épouse en premières noces Emile Rannou, contremaître à Cascadec qui décèdera brutalement suite à une électrocution. Ce dernier est le fils de René Rannou [6], contremaître également à Odet et grand-oncle d'Henri Le Gars, chef comptable à l'usine d'Odet [8]. Anne-Marie épouse en secondes noces Guillaume Kerourédan, contremaître à la papeterie Odet, et leur fils Mann Kerouredan sera également papetier dans les usines de Troyes, Cascadec et Odet.
Marie Barbe épouse François Huiban aura un fils Joseph Huiban qui sera mécanicien papetier à Cascadec.
Mariée à Reine, le beau-fils Pierre Eouzan fut surveillant général de l'usine d'Odet jusqu'en 1940. Le petit fils, Pierrot Eouzan fils de Pierre, fut responsable de fabrication, de 1947 date de réouverture de l'usine jusqu'à sa retraite.
Marie Jeanne épouse le boulanger Germain Guéguen établi à Lestonan. Ce dernier se remariera avec Marie-Françoise Guéguen et leur fils Jean sera laborantin à la papeterie d'Odet.
Marie Yvonne épouse Jean Rivoal qui sera papetier en activité à l'usine de Troyes, ainsi que son frère Henri.
Une mort brutale
En 1914, alors que Jean Pierre Rolland quitte Cascadec pour se rendre à Odet, le cheval qui conduit le char à bancs s'emballe et renverse celui-ci sur lui, et il ne survivra pas à l'accident [9]. Né en 1855, il n'a pas encore soixante ans.
France du Guérand, nièce de René Bolloré et fille d'Yves Charuel du Guérand, évoque dans son livre « Il fut un temps ... » les derniers moments de la vie du contremaître :
BAPTÊME D'UNE MACHINE À PAPIER
L'usine d'Odet n'avait été, à l'origine, en 1822, qu'un modeste moulin à papier, fondé par un grand oncle sur la rivière, en amont de Quimper. Il avait utilisé la force motrice d'une chute d'eau, et cela grâce à un canal de 1 500 mètres creusé à mains d'homme par un prodigieux effort. Au commencement, aussi, le papier se faisait à la main, puis vinrent les machines, au temps de mon grand-père, puis de mon oncle René. Dans ma toute petite enfance, ce devait être avant 1914 [3], je fus marraine de l'une d'entre elles, lors d'une fête rituelle, car on bénissait les machines comme on bénissait les barques des pêcheurs, dangereux instruments de travail pour lesquels on demandait la protection divine. J'étais toute raide dans une robe empesée en broderie anglaise, donnant la main au contremaître d'alors, Rolland, un grand homme d'allure noble aux favoris et à la barbe blanche, dans un costume breton bleu de Roi, brodé du même ton que les genêts en fleurs.
Je me sentis très importante quand je coupai le fil symbolique et qu'on déclencha la machine, à grands bruit. Le Recteur était venu du bourg avec ses vicaires en grands surplis blancs sur leurs longues robes noires [3]. Ils récitèrent des prières auxquelles répondaient toute l'assistance, les ouvriers et la famille au complet.
Il y eut des dragées, une distribution de sous aux enfants et des boissons, mais là se borne l'image dans mon souvenir. Ce qui me fascinait, c'était de voir le liquide laiteux des grandes cuves se transformer sous mes yeux en passant sur des feutres tout fumants de vapeur pour devenir de longues feuilles de papier blanc neigeux qui s'enroulaient sur des bobines, comme par miracle. Le spectacle tenait de la magie et m'enchanta bien souvent. J'en retins que tout se transforme.
À quelques jours de là [3], une nouvelle se répandit de bouche à oreille : le vieux contremaître, pris d'un malaise, s'était affaissé et était mort [9]. Tout le monde semblait consterné et mes questions tombaient dans le vide. Comme j'insistais pour revoir mon grand ami, Maman décida de m'emmener chez le mort pour me familiariser avec la fin humaine. Nous voilà donc entrant dans sa maison où tout le monde parlait à voix basse. Les femmes avaient les yeux rougis d'avoir pleuré ; lui était calme sur son lit avec son beau costume et un chapelet dans ses mains livides croisées sur son cœur. Les volets de la chambre étaient clos et il y avait quatre grands cierges allumés près de sa couche. On me fit embrasser son front qui était froid comme une pierre mais il ne m'effraya pas, car il avait l'air de dormir en souriant. Après une courte prière, Maman me dit : « Prie le bon Dieu qu'il le reçoive en son Paradis et que nous l'y retrouvions » ; je pensais tout naturel le rendez-vous.
Ce fut ma première rencontre avec la mort. Le grand homme aux mains chaudes qui me guidait si gentiment ne bougeait plus. Il était froid, mais nous allions le retrouver un peu plus tard au ciel ; il dormirait tout le temps jusque là, c'est tout [..]
Annotations
- ↑ Jean-Pierre Rolland "père" est né le 21/10/1830 à Lezergué en Ergué-Gabéric. Sur l'acte de mariage en 1854 avec Anne Bolzer il est déclaré aide-cultivateur.
- ↑ Lieux de naissances des frères et soeurs de Jean-Pierre : Marie-Louise en 1858 à Cosfournou, Jean-Marie en 1859 à Cosfournou, Marie-Anne en 1862 à Cosfournou, Guillaume-Marie en 1865 à Luzigou.
- ↑ 3,0 3,1 3,2 et 3,3 Le baptême de la 2e machine eut lieu en 1912 selon Marianne Saliou. France du Guérand, fille d'Yves Charuel, écrit "avant 1914", donc vraisemblablement en fin d'année 1913, après les voyages techniques en Allemagne. Le recteur de l'époque, assistant à la cérémonie, était Louis Lein et les vicaires étaient : Théophile Madec, Corentin Breton et René Courtès
- ↑ Cf. document « 1922 - Discours de René Bolloré au Centenaire d'Odet »
- ↑ Photo prise lors du mariage de René Bolloré avec Marie Amélie Thubé : « 1911 - Fête du mariage de René Bolloré, photos de Joseph-Marie Villard ».
- ↑ 6,0 et 6,1 Cf article autour d'une photo de famille : « 1925 - Famille Rannou de Kerangueo-Odet et Cascadec ».
- ↑ Abel Briand, ingénieur aux papeteries Bolloré, est l'inventeur d'un fumeur automatique de cigarettes (12 en simultané), d'un palpeur micrométrique électrique et d'autres matériels.
- ↑ Henri Le Gars est le petit-fils de Marie-Anne Rannou née en 1870, mariée à Gregoire Niger, et soeur de René-Jean Rannou, contremaître de fabrication à la papeterie d'Odet.
- ↑ 9,0 et 9,1 Les circonstances de l'accident de char à bancs et du décès du papetier Rolland ont été racontées par Joseph Huiban à qui Jean Guéguen et Pierrot Eouzan avait rendu visite en 1992-93.