Déguignet, le paysan bas breton, était-il bouddhiste ?
Nous allons tenter de répondre à cette question, et également de comprendre son analyse des origines des religions hindouiste et bouddhiste grâce à l'étude d'extraits de trois de ses textes.
Dans ces 3 écrits, Déguignet cherche à montrer les écarts de la religion chrétienne en prenant des points de référence dans les autres religions, notamment celles de la civilisation indienne. On peut se demander quand il amène des éléments de comparaison s'il ne préfèrerait pas ces religions anciennes, surtout la morale bouddhiste née en Inde dès le 5e siècle avant J.-C. Par contre il partage manifestement l'erreur de Voltaire quand ils datent tous deux des textes sacrés aryens pré-védiques du 5e millénaire avant notre ère.
Cette recherche nous donne aussi l'occasion de compléter les notes et références que Norbert Bernard a rassemblées et incluses dans les éditions des textes étudiés à savoir :
- « Jésus, fils aîné de Marie-Joachim, dernier roi des Juifs sa vie, ses aventures et sa mort », noté ici "Jésus F.A." ;
- « Cahier de notes sur la "Vie de Jésus" d'Ernest Renan », noté ici "Cahier V. de J." ;
- « Explications sur les "Mythes, Cultes et Religions" d'Andrew Lang », noté ici "Explications M.C.R.".
Antériorité des textes sacrés
Avant d'aborder le sujet du Bouddhisme, il faut noter dans l'analyse de Déguignet un sujet sur lequel il s'est trompé, dans son élan à vouloir démontrer que les textes bibliques hébraïques n'étaient pas les plus anciens [1].
Dans les premiers paragraphes de son livre sur Jésus on trouve cette affirmation ("Jésus F.A.", page 7) :
« Le Chast-Abal [2], écrit en sanscrit, langue sacrée des brahamanes a été écrit il y a cinq mille ans; et dont Mr Halvel [3] et son ami, le colonel Dow [4], gouverneurs de la Compagnie des Indes vers 1740, en avaient alors donné la traduction de plusieurs passages. Voilà le plus ancien livre du monde, n'en déplaise aux admirateurs de la Bible et à Bossuet en particulier, qui affirme gravement « qu'il n'a jamais été écrit rien de plus ancien ni d'aussi admirable que les écrits de Moïse dictés par Dieu lui-même » [5]. Mais si Bossuet eut connu cet ancien livre des Aryas de l'Inde, il en aurait peut-être rabattu de son admiration judaïque ».
Il réitère son affirmation dans un autre écrit ("Explications M.C.R.", page 28) :
« Le livre dont j’ai parlé plus haut, trouvé et traduit en partie par deux savants anglais, Sirs Holwel [3] et Dow [4], il y a cent cinquante ans dans l’Inde ; là, il aurait trouvé un autre mythe des aryens, le plus beau sans doute qu’on ait jamais vu ou entendu.
Ce livre appelé Shastabad [2], écrit il y a plus de cinq mille ans dans la langue sacrée des vieux Brahmanes, le sanscrit, était la Bible, la Genèse des vieux aryens ».
Et il cite même le début de ce texte sacré [6] ("Jésus F.A.", page 7, "Explications M.C.R.", page 29):
« Dieu est un, créateur de tout, sphère universelle, sans commencement, sans fin. Dieu gouverne toute la création par une providence générale, résultante de ses éternels desseins. Ne cherche point l’essence et la nature de l’Éternel qui est un ; ta recherche serait vaine et coupable. C’est assez que jour par jour, et nuit par nuit, tu adores son pouvoir, sa sagesse et sa bonté dans ses ouvrages, l’Éternel a voulu, dans la plénitude du temps communiquer de son essence et sa splendeur à des êtres capables de la sentir. Ils n'étaient pas encore, l’Éternel voulut, et ils furent. Il créa Birma, Vichnou et Siva [7] ».
Déguignet défend une thèse de datation de textes pré-védiques de 5000 ans avant J.-C. alors que les textes bibliques auraient été compilées au 7e siècle avant notre ère. Il est aujourd'hui communément admis que les textes les plus anciens d'Inde sont les « Veda », et dateraient de 1500 ans environ avant J.-C. Celles-ci, sous la forme d'hymnes, ainsi que les récits épiques du « Ramayana » et du « Mahabharata » (datant du 3e siècle avant J.-C.), forment la base des textes sacrés anciens de la religion hindoue.
Certes les civilisations aryenne et de la vallée de l'Indus existaient avant 2000 ans avant notre ère, mais des écrits aussi anciens n'ont jamais été attestés. En fait Jean-Marie Déguignet s'est inspiré d'un passage d'un ouvrage de Voltaire [8] qui lui même avait repris les conclusions aujourd'hui contestées de l'archéologue anglais J. Z. Holwell [3]. Déguignet a repris intégralement l'argumentaire et le lyrisme de l'écrivain et philosophe du 18e siècle dans ses « Lettres chinoises, indiennes et tartares ».
Mythologie animale
En tant que paysan bas-breton, Déguignet défend la vision hindoue de l'adoration des animaux ("Explications M.C.R.", page 41) :
« Je trouve que ces sauvages ont parfaitement raison de respecter et d’adorer même ces arbres, ces rochers, ces sources, ces fontaines, ces animaux de toutes espèces sans lesquels ils savent bien qu’ils n’auraient pu vivre.
Ces animaux surtout qui ont été leurs nourriciers et leurs habilleurs de tout temps, qui contrairement à ces dieux sauvages, inventés par les sauvages tyrans, prêtres, charlatans, fripons, imposteurs pour persécuter et dévorer les hommes, fournissent à ceux-ci de nombreux agréments durant leur vie et à la mort, ils leur laissent leur sang et leur chair pour se nourrir et leurs peaux pour s’habiller.
Aussi les Aryens de l’Inde faisaient descendre leurs dieux, les bons, d’une vache, la meilleure de toutes les bêtes ; celle qui a rendu et rend toujours les plus grands services à l’humanité. »
Attachement à Bouddha
L'extrait suivant introduit la philosophie sociale du fondateur du Bouddhisme ("Cahier V. de J.", page 19) :
« Toutes les religions que l’histoire nous révèle se sont établie par raison sociale plutôt que par des raisons théologiques. Il en fut sûrement ainsi pour le bouddhisme. Ce qui fit la fortune prodigieuse de cette religion, ce ne fut pas la philosophie nihiliste qui lui sert de base, ce fut sa partie sociale. C’est en proclamant l’abolition des castes, en établissant selon son expression une loi de grâce pour tous que Çakya Mouni [9] et ses disciples entraînèrent après eux l’Inde d’abord puis la plus grande partie de l’Asie. Comme le christianisme, le bouddhisme fut un mouvement de pauvres ».
Par ailleurs, il écrit également ("Explications M.C.R.", page 29) :
« ces dogmes et ces cultes sont encore à peu près semblables chez les Bouddhistes et chez les Chrétiens actuels, sauf que les prêtres de Bouddha ont plus de charité et d’humanité que les fripons ministres du bandit galiléen ».
Non seulement, pour Déguignet la représentation historique du Bouddha a mené une lutte sociale pour les pauvres, mais il remarque aussi le sens humanitaire de ses disciples, ce qui les distingue de l'Église chrétienne catholique.
Hormis cette volonté d'abolition des castes, Jean-Marie Déguignet n'a pas approfondi la philosophie bouddhiste, et comme il trouve dans la mythologie hindoue des arguments utiles pour discréditer l'idéologie chrétienne, on ne peut pas conclure à une réelle vocation bouddhiste chez le paysan bas-breton.
Annotations et commentaires
- ↑ D'après des théories récentes, aussi bien linguistiques qu’archéologiques, la structure globale des textes de la Bible hébraïque aurait été compilée au temps du roi Josias (VIIe siècle av. J.-C.), bien que la matière première soit issue d'écrits plus anciens (source : Wikipedia).
- ↑ 2,0 et 2,1 Le texte est libellé « Shasta-bad » par Voltaire, alors qu'à l'origine Holwell lui attribuait le titre de « Chartah-Bhade Shastah of Bramah » , ou en abrégé « Chartah-Bhade ».
- ↑ 3,0 3,1 et 3,2 John Zephaniah Holwell (1711–1798), chirurgien et employé de l'English East India Company, et Gouverneur du Bengal (1760), un des premiers européens à étudier les antiquités indiennes. Il publie : « Interesting historical events relative to the Provinces of Bengal and the Empire of Indoustan », London, 1765-1771. Traduction française « Événements historiques intéressants relatifs aux provinces de Bengale et de l'Empire de l'Indostan », 1768, édition Amsterdam Arkstée & Merhus et Paris Hansy le jeune. Chapitre IV « De la religion des Gentous qui suivent le Shastah de Bramah », page 16.
- ↑ 4,0 et 4,1 Alexander Dow (1735/6- 1779) orientaliste, écrivain et officier militaire de l'East India Company.
- ↑ Le texte exact de Bossuet que Déguignet semble citer serait : « Ainsi vous verrez qu'il n'y rien de plus ancien parmi les hommes que la religion que vous professez, et que ce n'est pas sans raison que vos ancêtres ont mis leur plus grande gloire à en être les protecteurs. » (Discours sur l'histoire universelle, seconde partie).
- ↑ Déguignet reprend la traduction de la transcription d'Holwell telle qu'elle est publiée dans le livre de Voltaire. Dans le livre d'Holwell traduit en français en 1768 le texte est le suivant : « Dieu est un. Créateur de tout ce qui existe. Dieu ressemble à une sphère parfaite qui n'a ni commencement ni fin. Dieu règle et gouverne tout ce qui est créé par une providence générale qui résulte de principes fixes et déterminés. Tu ne chercheras point à connaître la nature, ni l'essence de l'Éternel, ni par quelles lois il gouverne le monde. Une pareille recherche est vaine et criminelle. Il doit te suffire de voir ses ouvrages jour par jour, et nuit par nuit ; sa sagesse, sa puissance et sa miséricorde. Profites-en. L'Éternel, dans la contemplation de sa propre existence, résolut dans la plénitude du temps de partager sa gloire et son essence avec des êtres capables de goûter et de partager sa béatitude, et de contribuer à sa gloire. Ces êtres n'existaient point encore. L'Éternel le voulut. Et ils existèrent. Il est forma en partie de sa propre essence ; capables de perfection, mais avec le pouvoir de la perdre ; l'un et l'autre dépendant de sa volonté. L'Éternel créa d'abord Birmah, Bistnou et Sieb ; et ensuite Moisasour et tout le Debtah-Logue. »
- ↑ Comprendre : Brahmâ, Vishnou et Shiva, divinités hindoues.
- ↑ Voltaire, « Lettres chinoises, indiennes et tartares », Lettre IX, page 44.
- ↑ Siddhārtha Gautama (sanscrit ; pāli : Siddhattha Gotama) dit Shākyamuni « sage des Śākyas » ou le Bouddha (« l’Éveillé »), est un chef spirituel qui vécut au VIe ou au Ve siècle av. J.-C., fondateur historique d'une communauté de moines errants qui donnera naissance au bouddhisme.