Les blessures de Jean-Marie Déguignet et de Clément VI
Dans ses mémoires, Jean-Marie Déguignet évoque les suites d'une piqure d'abeille à l'âge de 5 ans qu'il compare à une blessure à la tête de Clément VI au 13e siècle qui aurait eu les mêmes effets.
Nous avons enquêté pour savoir s'il dit vrai !
Autres lectures : « F. Enigmes à élucider - archive Norbert Bernard 2005 » ¤ « Les séjours et décès de Jean-Marie Déguignet à l'hospice de Quimper » ¤ « DÉGUIGNET Jean-Marie - Histoire de ma vie, l'Intégrale » ¤ « DÉGUIGNET Jean-Marie - Mémoires d'un Paysan Bas-Breton » ¤ « DÉGUIGNET Jean-Marie - Mémoires d'un paysan bas-breton (Revue de Paris) » ¤ « ISTIN Jean - Le moulin de Meil Poul » ¤
Présentation
Jean-Marie Déguignet, qui n'avait que cinq ans et qui habitait avec ses parents dans un penn-ty à Quélennec en Ergué-Gabéric, se fit une plaie profonde à la tempe gauche, alors qu'il était pourchassé par un essaim d'abeilles près du Moulin du Poul.
Il attribue sa capacité de mémoire à cette blessure, et se compare au 4e pape d'Avignon, Clément VI (1291-1352) [1] : « J’ai vu dans l’histoire qu’un de nos papes, Clément VI, eut le même accident, et, par cette raison, il eut, dit-on, un esprit extraordinaire ».
Ce fait divers n'est pas relaté dans les biographies de Clément VI [1] et restait pour nous une énigme. Jusqu'au jour où un érudit lecteur du GrandTerrier ne découvre le livre « Sophisme » du philosophe Jean Buridan [2], dans une édition commentée de Joël Biard, et consulte le Bulletin de la Société de l'Histoire de Paris et de l'Île-de-France de 1875. On y découvre là un échange entre un pape diplomate et fastueux et un philosophe sceptique évoquant leurs errements de jeunesse et cette blessure rocambolesque.
L'histoire peut se résumer par un dialogue en latin lors d'une visite du pape à Paris recevant une liste d'universitaires parisiens « proposés pour des bénéfices ». Le pape interrogea son entourage :
- « Où est donc mon ami Buridan ? » (Ubi est amicus meus Buridanus)
Ses conseillers lui dirent :
- « Père, il s’est inscrit le dernier par humilité devant votre Sainteté » (Pater, ipse posuit se in ultimo in humilitate ad vos)
Et il leur répondit :
- « Laissez-le venir à nous à Avignon » (Veniat ad nos in Avinionem).
Quand Jean Buridan [2] se présenta, le pape lui demanda :
- « Pourquoi as-tu frappé le pape ? » (Tu quare percussisti papam).
Le philosophe répondit par cette formule :
- « Mon Père, j’ai frappé un pape, mais je n’ai pas frappé le pape (Pater, papam percussi, sed non percussi papam) ».
Buridan prétend en fait l'avoir frappé avant qu'il ne soit pape, il s'appelait encore Pierre Roger, et il était un de ses jeunes condisciples à l'Université de Paris. Les deux hommes se seraient disputés les faveurs d'une jeune femme, et Buridan aurait frappé violemment le futur pape à la tête. Celui-ci, « perdant tout son sang, en aurait eu le cerveau purgé, et aurait de ce fait acquis une fabuleuse mémoire ».
Cette anecdote montre que la vie des jeunes étudiants, même appelés à être archevêque et pape, pouvait être un peu frivole en ce début du 14e siècle. L'histoire est relatée dans une lettre rédigée en latin (cf texte ci-après) par Henri de Kalkar en 1406 à l'attention d'un moine chartreux de Mayence.
La revue de la Société d'Histoire de Paris précise que l'histoire de la blessure de jeunesse de Clément VI était connue du temps de son vivant, via une lettre du poète italien François Pétrarque, lequel était proche du pape.
Il s'agit en l’occurrence de « Rerum memorandarum Libri I » qui relate le fait que Sa Sainteté reçut cette mémoire si extraordinaire qui lui vint d'une blessure qu'il avait reçue à la tête et dont il garda la cicatrice, ceci pour lui, la ville de Paris et l'univers entier : « Clemens VI nunc Romulei gregis pastor tam potentis, & invictae memorioe traditur, ut quidquid vel semel legerit oblivisci etiamsi cupiat non possit. Hoc sibi, & studiorum nutrìx Parisius, & orbis universus tribuit ».
Textes des mémoires
Mémoires éditées en 1998-2001 :
Chapitre III La vie au Guelenec (1838-1848), page 33-35, Intégrale.
Seuls les veines du cou et quelques petits mouvements des lèvres indiquaient que je n'étais pas encore tout à fait un cadavre. Cependant, dans la matinée du cinquième jour, mon esprit qui avait tant couru même après les essaims et les couriquets revint se reposer dans les lobes de ma cervelle qui avait cessé de fermenter ...
Cependant, si cette inconsciente abeille me causa tant de maux et de désagréments, elle contribua à faire développer mes facultés mentales d'une façon extraordinaire que la science phrénologique explique fort bien du reste. L'histoire nous parle d'un pape Clément VI si je ne me trompe, à qui arriva en sa jeunesse le même accident qu'à moi, ou du moins eut la tempe gauche trouée comme la mienne. Et de là vint qu'il eut un esprit supérieur en son temps ...
Si ce développement accidentel de mes facultés mentales n'a pas servi à me donner la fortune, ni même une existence matérielle convenable, il a servi à me procurer bien des moments d'agréments intellectuels et moraux durant mon existence agitée.
Mémoires éditées par la Revue de Paris en 1905 :
Chapitre XI - JÉRUSALEM
La seule pensée que j’étais à Jérusalem suffisait pour me bouleverser, d’autant plus que je ne voyais rien à Jérusalem de tout ce qu’on m’en avait raconté autrefois et de ce que j’avais lu dans mon petit livre breton. J’ai déjà dit, je crois, que grâce à un accident qui m’arriva au moulin du Poul, en Ergué-Gabéric, vers l’âge de cinq ans, mon crâne ne s’était pas complètement fermé ; une sorte d’ouverture très sensible m’est toujours restée dans la tempe gauche, par laquelle de nouvelles idées ont pu pénétrer en chassant peu à peu les premières qu’on y avait logées. J’ai vu dans l’histoire qu’un de nos papes, Clément VI, eut le même accident, et, par cette raison, il eut, dit-on, un esprit extraordinaire. Je suis certain que ça n’a été que grâce à cet accident que j’ai pu commencer, à l’âge où tous les autres crânes se ferment pour toujours, à avoir de nouvelles idées et à me rendre compte de toutes les choses de ce monde.
Sources documentaires
Introduction
- Tu quare percussisti papam ?
- Pater, papam percussi, sed non percussi papam
- Toi, Pourquoi as-tu frappé le pape ?
- Mon Père, il y a un pape que j’ai frappé, mais je n’ai pas frappé le pape
C'est ainsi, selon l'une des légendes dont on s'est plu à agrémenter sa vie, que Jean Buridan [2] aurait répondu à son ancien condisciple, Pierre Roger, devenu Pape sous le nom de Clément VI [1].
Lettre d'Henro de Krakkar 1406.
Item quaeris de magistro Buridano, cujus quaestiones in logica et tota philosophia disputantur Pragae et alibi in studiis genera!ibus, utrum noverim eum.
Respondeo quod sic, quia ego audivi philosophiam et metaphysicam et alia,bona ab illo Buridano philosopho.
Qui rexit seu legit Parisius circa quinquaginta annos, et est fons scientiarum Pragae.
Ego novi mulierem Parisius tunc nuptam cuidam sartori theutonico, pro qua quondam juvene puella litigabant Buridanus et quidam nobilis monachus ordinis sancti Benedicti qui postea fuit papa.
Clemens sextus, quem et ulneravit Buridanus graviter in capite ita quod fluxus sanguinis ipsius purgavit cerebrum suum et factus fuit ex tunc magnae memoriœ in disputacionibus et sermonibus faciendis.
Quo effecto papa, Buridanus posuit se ultimum in rotulo magistrorum Parisiensium.
Quaesivit igitur papa : « Ubi est amicus meus Buridanus ?
Responderunt : « Pater, ipse posuit se in ultimo in humilitate ad vos ».
Et dixit : « Veniat ad nos in Avinionem ».
Quo praesente, dixit ei papa : « Tu quare percussisti papam ? ».
Et ille : « Pater, papam percussi, sed non percussi papam; », id est hominem tunc non papam, sed nunc.
Sicque injunxit sibi pro paenitencia sociali quod legeret semper Parisius et praesentiam haberet seu absentiam suorum beneficiorum.
Et sic fecit. Vovit Deo intrare ordinem nostrum, scilicet Carthusiensem, si supervixisset modicum, sed obiit ante.
Vale semper in Christo. Scriptum 1406, post Penthecosten.
« Singularités historiques et littéraires contenant plusieurs recherches, découvertes & éclaircissement sur un grand nombre de difficultés de l'Histoire ancienne & moderne : Ouvrage historique et critique - volume 3 - Jean Liron, 1739 »
Clemens VI nunc Romulei gregis pastor tam potentis, & invictae memorioe traditur, ut quidquid vel semel legerit oblivisci etiamsi cupiat non possit. Hoc sibi,& studiorum nutrìx Parisius, & orbis universus tribuit.
Sa Sainteté Clément VI reçut cette mémoire si extraordinaire qui lui vint à ce que l'on prétend d'une blessure qu'il avoit reçue à la tête dont il garda la cicatrice. Ceci pour lui, la ville de Paris et l'Univers entier.
Annotations
- ↑ 1,0 1,1 et 1,2 Pierre Roger (1291-1352), né en Corrèze et mort à Avignon, est le 198e pape sous le nom de Clément VI. Il est aussi le 4e pape d'Avignon. Il était à l’opposé de son prédécesseur l’ascétique Benoît XII et son règne fastueux allait le faire surnommer Clément VI le Magnifique. Il le démontra dès le 19 mai 1342, jour de son couronnement qui fut plus que somptueux. Excellent diplomate, Clément VI était de plus doublé d’un galant homme. Protecteur des juifs durant la Peste Noire, il rendit publique, deux bulles papales dont celle du 6 juillet 1348 et celle de septembre dans laquelle il annonçait qu’il prenait sous sa protection les juifs, menaçant d’excommunication ceux qui les maltraiteraient.
- ↑ 2,0 2,1 et 2,2 Jean Buridan, en latin Joannes Buridanus (1292 - 1363), philosophe français, docteur scolastique, fut l'instigateur du scepticisme religieux en Europe. Il fut, en Occident, le redécouvreur de la théorie de l'impetus, vers 1340. Son nom est plus fréquemment connu pour l'expérience de pensée dite de l'âne de Buridan. Une légende, propagée jusqu'au XXIe siècle par la Ballade des dames du temps jadis de François Villon, l'associe à tort à l'affaire de la tour de Nesle.