Les 40 ans de vie OCB, Odet-Cascadec-Bolloré, d'Henri Le Gars

De GrandTerrier
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La retranscription des souvenirs d'un comptable à la mémoire intacte et dévoué à l'entreprise Bolloré, de 1942 à 1981 sur les deux sites bretons de fabrication de papier, à Odet (Ergué-Gabéric) et Cascadec (commune de Scaër).

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Sources : bande son de l'interview du 8 novembre 2013 au manoir d'Odet par Mylène Mostini d'ITV et Jean Cognard. En 2013 il avait 90 ans, et 10 ans plus tard le 16 janvier 2023, il racontait rigoureusement les mêmes souvenirs devant 100 bougies et une centaine d'invités.

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Présentation

Henri Le Gars, né en janvier 1923, a fait toute sa carrière dans les deux usines sœurs d'Odet et de Cascadec des industriels papetiers Bolloré, distantes de 23 km l'une de l'autre. Il est embauché à Odet en novembre 1939, passe à Cascadec en juillet 1942, est mobilisé en février 1945, revient à Cascadec en mai 1946, puis à Odet en avril 1947, pour y rester jusqu'en mai 1981.

Il raconte ses années 1942-1981 lors d'une interview de 50 minutes réalisée en novembre 2013 alors qu'il a 90 ans. On trouvera ci-dessous l'enregistrement audio et la retranscription intégrale de ses propos avec les marques hh:mm de repérage. Le 16 janvier, devant un "kouign aman" illuminé de 100 bougies, il refait un résumé de cet interview, le temps pour toutes les bougies de s'éteindre progressivement semblant égrener les années passées.

Cela commence par son arrivée à Cascadec comme comptable de l'activité d'expédition du papier à cigarettes : « Le 13 juillet 1942 je suis allé remplacer mon beau-frère aux expéditions des cahiers OCB ». Et deux évènements, le premier étant l'incendie de son atelier : « Tous les camions étaient équipés avec des gazogènes car il n’y avait pas d’essence pour rouler. Et quand on arrêtait ces gazogènes il y avait un retour de flammes qui se produisait. Et c’est ce qu’il y a eu lieu. Et comme on n’arrivait pas à presser les ballots de chiffon dans les bouts, ça a cramé en moins de deux. »

Le 2e évènement est l'annonce du débarquement en juin 1944 et sa convocation au conseil de révision pour le STO [1] qu'il évitera en se cachant dans la ferme d'une cousine à Landudal. En février 1945, la guerre n'est pas finie, il est mobilisé pour un voyage jusqu'en Afrique du nord en passant par Paris et Lyon : « Je me suis trouvé en gare dans la ville de Lyon le dimanche et c’était la première fois que les élections municipales avaient lieu en France où les femmes pouvaient voter. Mais les militaires non. »

De retour à Cascadec, puis à Odet, sa plus grosse réussite a été d'épurer les comptes : « On m’avait demandé de faire le nécessaire pour ouvrir un compte à chaque client. ... c’était assez facile puisque la plupart des gens utilisaient des chèques postaux pour payer. Avec le chèque postal, il y avait un talon qui restait, une souche, et deux parties qui allaient au CCP. Et un revenait à l’intéressé vendeur, au dos on pouvait savoir quelle facture était réglée. ». Il s'occupe ensuite de la paye des cadres et agents de maîtrise des deux usines.

Henri racontant ses 40 ans de carrière et ses 100 bougies au manoir d'Odet

Côté fabrication des différents papiers, c'est celle des cahiers OCB qui l'ont marqué : « On avait 8 numéros pour les distinguer : le 8 c’était le goût américain (plus épais, avec seulement 60 feuilles alors que les autres en avaient 120) ... Le n° 4 c’était le plus courant, on voyait un phare par transparence sur la feuille de papier, on l’appelait Bolloré phare. »

Et en 1980 la fin de carrière est annoncée : « Un beau jour, avec le directeur des ressources humaines, Chevalier, qui était parti à Paris, convoqué par Michel-Yves (Bolloré) pour une réunion, j’avais su que mon compte était réglé et qu’on allait me liquider ». Vincent Bolloré est arrivé à la direction de l'entreprise quelques mois après la mise en congé d'Henri : « C’est lui qui m’a remis ma médaille d’or du travail en 1981, pour 40 ans d’activité dans l'entreprise ».

Les 50 minutes d'interview

Enregistrement audio : <JplayerM >ITV Henri Le Gars.mp3</JplayerM>



Transcription :

(00:00) Mon beau-frère ayant pris à Cascadec les comptes papier, le 13 juillet 1942 je suis allé le remplacer aux expéditions des cahiers OCB. Et là en 1944 au moment du débarquement, la femme d'un des mécaniciens (le père Bolloré avait fait venir deux mécanos de la boîte de Chambon qui fournissait les enchevêtreuses et les imprimeuses, des machines vraiment très fragiles qui nécessitait la présence de mécanos), la femme Lachoué débarque à l’atelier des cahiers le matin, annonçant le débarquement en Normandie. C’était un soulagement, car on se demandait ce que tout cela allait devenir.

(01:31) Ici à Odet on n’était pas nombreux à être entré chez Bolloré pendant la guerre. Seule la fille Castric, nièce du père Garin, avait été embauchée comme sténo-dactylo, en même temps que moi à peu près. Mais à Cascadec à cette époque il y avait eu toute une floppée qui avait été embauchée suite à un incendie en 1943. Tout le stock de ballots de chiffons d’Odet partait à Cascadec puisqu’eux ils continuaient à faire du papier. Et l’usine de Cascadec avait été reliée au secteur EDF avant-guerre. On amenait nos stocks de chiffon par les camions de Le Dérout qui faisait aussi la navette entre la gare de Scaër et l’usine de Cascadec. Le chauffeur est venu à Odet prendre le chargement, le 18 mai 1943, et vers les 7h moins le quart du soir il arrive à l’usine de Cascadec, seul à bord, il rentre en marche-arrière dans le magasin à chiffons. Tous les camions étaient équipés avec des gazogènes car il n’y avait pas d’essence pour rouler. Et quand on arrêtait ces gazogènes il y avait un retour de flammes qui se produisait.

(03:22) Et c’est ce qu’il y a eu lieu. Et comme on n’arrivait pas à presser les ballots de chiffon dans les bouts, ça a cramé en moins de deux. Un quart d’heure après, il n’y avait plus de magasin. Et sous l’auvent le long du magasin chiffons de Cascadec, une quarantaine de cordes de bois était empilée pour être utilisée pour chauffer également (en plus de la tourbe extraite des terrains en bordure de la route de St-Turrien). En moins d’un quart d’heure il n’y avait plus rien. Les pompiers, avec mon beau-père et le père Clouteau (mari de Jacqueline Bolloré), sont arrivés. Au bout d’un moment les pompes à incendie ont rendu l’âme. Ça a duré toute la nuit. Je n’avais jamais vu d’incendie, j’avais été servi pour cette première fois.

(04:40) On a essayé de récupérer les chiffons. On avait embauché des gens pour les envoyer à sécher sur des prairies en bordure de l’Isole. À Cascadec pas mal de gens avaient été embauchés. Et quand le débarquement a eu lieu on nous a demandé de prendre nos congés. Et après les congés on nous a dit qu’on ne pouvait pas nous reprendre, on a donc été mis au chômage.

(05:20) Entre-temps j’avais une convocation pour passer le conseil de révision à la mairie de Quimper pour le STO. J’ai passé ce conseil fin octobre. Évidemment il n’y avait jamais eu autant de malades parmi les jeunes, les allemands devaient se demander ce qu’était cette jeunesse française. Ma mère avait une cousine germaine qui tenait une ferme à Landudal. Je suis resté (caché) à Landudal pendant plusieurs mois pour faire les travaux agricoles, battage, blé noir. Je faisais les travaux de la ferme.

(06:30) Voilà qu’au mois de février De Gaulle décide d’appeler la classe 43 au service militaire, alors que c’est la classe 45 qui aurait dû être appelée. C’est donc ma classe : conseil de révision encore à St-Brieuc. On m’avait mis dans l’aviation, mais comme il n’y avait pas d’habillements pour nous, on nous a ramenés à la maison. Je suis rentré chez moi au bout de trois jours. J’ai été rappelé un mois après au centre d’instruction de l’armée de l’air à Vitré. On avait pris le pli sur les allemands, on faisait des courses le matin dans la campagne. Ils avaient rappelé des anciens sous-offs pour nous faire un peu d’instruction militaire. On défilait à longueur de journée dans la cour du centre à Vitré.

(07:50) Un beau jour on nous dit qu’on cherche 250 volontaires, on se savait même pas pour où ou pour quoi. On nous avait demandé de descendre en grande tenue le matin à l’appel. Le commandant est passé et a désigné d’office les volontaires, et j’étais dans le coup. J’aurais pu rester et permuter avec quelqu’un qui voulait partir avec leurs copains. Dans la nuit du 30 avril 45 je suis parti, la guerre n’était pas finie, vers une heure de matin de Vitré. On arrive à la gare Montparnasse. Et puis, sac au dos et à pied, jusqu’à la gare de Lyon. Il faisait un froid de canard, et la seule chose que le lieutenant de notre détachement avait réussi à avoir, c’était un bouillon cube. On l’a bu chaud vers 17h de l’après-midi. Et le lendemain on avait su qu’en Bretagne il avait neigé le 1er mai. On a quitté la gare de Lyon le soir vers 18h. Ce n’était pas le TGV à l’époque, la plupart des ponts avaient été rafistolés pour pouvoir faire circuler les trains. Le trafic était très ralenti.

(09:40) Dans les gares un tas de personnes attendaient leurs prisonniers puisqu’en Allemagne les alliés libéraient au fur et à mesure les camps de prisonniers. Les gens attendaient toute la nuit, avec des boissons chaudes qu’on leur servait. Je me suis trouvé en gare dans la ville de Lyon le dimanche et c’était la première fois que les élections municipales avaient lieu en France où les femmes pouvaient voter. Mais les militaires non. On était consigné dans le train toute la journée à Lyon. On n’est arrivé à Marseille que le lundi matin.

(10:22) On nous a envoyé dans une caserne en bord de mer, près du vieux port, la caserne Audeoud. C’était une base de transit, avec des matelas par terre. Un tas de gens passaient, toutes les couleurs possibles et imaginables. On venait nous chercher pour rendre service, par exemple, après le coup de Sétif en Algérie, des femmes de miliaires rentraient en France : on allait au bateau les aider à porter leurs bagages et les conduire jusqu’au train à la gare St-Charles. C’était toujours des corvées comme ça, à droite à gauche.

(11:20) Un beau jour on s’est aperçu au rapport qu’on n’était pas tout seuls : on était couvert de poux. On nous a envoyé à Marignane, au dépouillage soi-disant, mais mes poux m’ont suivi en Afrique du nord. Puisque c’est là qu’on devait aller, avec nos tenues d’hiver. Quand on est arrivé là-bas, à Alger, il y avait quatre camions qui nous attendaient. Le contingent avait été scindé en deux, on n’était plus que 120. Quatre camions, donc 30 par camion. On nous a envoyé à 40km de là, à Blida, où on nous donné des tenues d’été.

(12:10) On est resté deux ou trois jours à Blida. Un dimanche soir on quittait sous l’orage pour une destination inconnue. Et comme il n’y avait qu’une seule ligne de chemin de fer, quand on arrivait dans une gare la loco faisait toutes sortes de manœuvres et on avait donc le temps. Quand les premiers avaient réussi à remplir leur bidon de vin à Oran, le lieutenant s’est dit qu’il ne pourrait pas tenir ses gars. Le pinard à Oran ne titrait pas 12 à 13 degrés comme ici, c’était facilement du 14. On arrive à Fès, une école de transmission de l’armée de l’air, avec de belles formules au tableau « rengagez-vous ». On était plusieurs : « nous sommes de la classe 43, des appelés, on n’est pas des engagés, on ne vient pas pour s’engager ici ».

(13:30) On nous avait mis du coup à droite à gauche, suivant nos capacités. Moi j’étais au bureau élémentaire, pour m’occuper des pièces matricules et des trucs comme ça. On ne savait même pas pour combien de temps on était parti. Un beau jour le décret est paru, je suis donc allé à Casablanca pour me faire démobiliser. Et puis on est revenu près d’Alger, il y avait des gars qui allaient partir par avion. Au bout d’un moment on les voit qui reviennent : dans la nuit les avions n’avaient pas pu passer les Baléares avec le temps qu’il faisait. On avait récupéré tous les avions Junkers 52 allemands pour faire la navette. Le temps était tellement qu’ils n’avaient pas pu passer.

(14 :40) Je suis revenu en bateau, j’étais sensément au service aviation, mais je n’ai jamais mis les pieds dans un avion. Je suis arrivé à Marseille, on a fait l’appel. Avec les gars qui étaient avec moi on avait juste assez de fric pour faire le voyage jusqu’à Paris. A Paris il a fallu que j’aille chez un oncle, pour faire appel au peuple, et je suis revenu pour distribuer un peu de fric à mes copains qui devaient rentrer chez eux. A l’époque on pouvait faire confiance aux gens. Ils m’avaient renvoyé des mandats après, pour me rembourser.

(15:26) Je suis resté avec un copain à Paris, chez mon oncle. On est rentré 8 jours après. En arrivant à Rennes, il fallait aller à Rennes St-Jacques pour se faire démobiliser. J’ai trouvé un collègue qui était du même âge que moi, c’est lui qui était en poste au téléphone, il avait été opéré de l’appendicite, c’est pour ça qu’il a été mobilisé en retard et qu’il a fait son service à Rennes St-Jacques. Je me fais démobiliser et je suis rentré à la maison.

(16:05) Ça avait duré juste un an. Je suis venu voir le père Garin. Ici à l’usine d’Odet ça ne tournait pas encore. Alors il m’a dit d’aller voir le directeur de Cascadec, Mr Pattin. Je suis allé et il m’a dit qu’il n’y avait pas de problème, que je pouvais venir quand je voulais. J’ai dû redémarrer de retour le 1er avril 1946. A ma place, à la comptabilité de l’atelier des cahiers.

(17:00) En 1947 l’usine d’Odet a redémarré. Là je suis revenu ici. On m’a mis de retour dans un bureau à la comptabilité. Pour les cahiers OCB ils n’avaient qu’un seul compte client où tous les clients étaient gérés. On m’avait demandé de faire le nécessaire pour ouvrir un compte à chaque client. On n’avait jamais vendu autant de cahiers, et même on en aurait vendu davantage si on avait pu expédier plus facilement. Avant la Libération, depuis Cascadec, on était dans l’obligation de faire signer les lettres de transport par la Feldkommandatur. Quand ces messieurs avaient décidé, ils nous laissaient un peu de place dans les wagons pour expédier.

(18:21) En 1947, quand je suis revenu à Odet, c’était assez facile puisque la plupart des gens utilisaient des chèques postaux pour payer. Avec le chèque postal, il y avait un talon qui restait, une souche, et deux parties qui allaient au CCP. Et un revenait à l’intéressé vendeur, au dos on pouvait savoir quelle facture était réglée. Et c’est comme ça qu’on a réussi à épurer les comptes en créant un compte à chaque client.

Annotations

  1. Le Service du travail obligatoire (STO) fut, durant l'occupation de la France par l'Allemagne nazie, la réquisition et le transfert contre leur gré vers l'Allemagne de centaines de milliers de travailleurs français, afin de participer à l'effort de guerre allemand que les revers militaires contraignaient à être sans cesse grandissant (usines, agriculture, chemins de fer, etc.). Les personnes réquisitionnées dans le cadre du STO étaient hébergées dans des camps de travailleurs situés sur le sol allemand. À la fin de l'année 1942 ils étaient seulement 240 000. Les autorités Allemandes et Françaises organisèrent alors un recensement général des travailleurs Français et tentèrent d'imposer à tous les inactifs de trouver un emploi. Dans chaque ville importante, un service administratif du STO, dépendant d'une Feldkommandantur, était chargé de gérer les dossiers et de la désignation des « déportés du travail ».



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Thème de l'article : Mémoires de nos anciens gabéricois. Création : janvier 2023    Màj : 18.09.2023