Le jeune Jean-Marie Déguignet au château de Lezergué en 1848
Souvenirs de jeunesse au vieux château de Lezergué en Ergué-Gabéric, extraits de l'intégrale des Mémoires d'un paysan bas-breton, édition An Here, 2001.
Autres lectures : « » ¤ « DÉGUIGNET Jean-Marie - Histoire de ma vie, l'Intégrale » ¤ « Les 24 cahiers manuscrits de la seconde série des mémoires de Jean-Marie Déguignet » ¤ « BABONNEAU Christophe et BETBEDER Stéphane - Mémoires d'un paysan bas-breton Tome 1 » ¤ « Les de La Marche, nobles de Kerfort et de Lezergué, 17e-18e siècles » ¤ « Présentation et historique du manoir de Lezergué » ¤ « Histoire de Lezergué et de ses occupants » ¤ « LE GUENNEC Louis - Nos vieux manoirs à légendes » ¤ « 1511 - Mandement de la Chancellerie pour relever les patibulaires de Lezergué-Lestonan » ¤ « 1540-1646 - Adveus de Lesergué extraicts de l'inventaire de Kempercorantin » ¤
Présentation
Jean-Marie Déguinet a 14 ans lorsque ses parents s'installent dans une petite maison de journalier agricole, un penn-ti [1] jouxtant le manoir de Lezergué : « En ce temps-là, nous quittâmes enfin le Guelenec pour aller demeurer près du bourg, au grand château de Lez-Ergué ».
Le logement n'y est pas pour autant gratuit : « Le propriétaire de ce château faisait payer ces petits pen-ty par un certain nombre de journées de travail, tant pendant les semailles et tant pendant la moisson. ».
Le propriétaire-paysan du château est un dénommé Christophe Crédou (1797-1873), un patriarche tyrannique : « On ne l'appelait que l'homme noir : Christoc'h Du. Et il était en effet noir partout dans sa figure comme dans l'âme, s'il en avait une. Celui-là aurait bien fait comme l'ancien seigneur de ce château, s'il en avait eu le droit. » (sa fille épousant le premier des Nédelec de Lezergué).
C'est ce même Christoc'h Du, très pratiquant, qui se rend à l'église paroissiale demander au recteur une séance d'exorcisme sur son propre corps car on le soupçonne d'avoir « le diable dans le ventre (ann diaoul en y voëiou [2]) ». Un témoin assiste à la scène : « Un peu intrigué, et ayant cru reconnaître dans le personnage le fameux homme noir, il alla coller son nez derrière un vitrail, et de là, il vit [...] l'homme noir se déshabiller complètement, et se coucher sur le dos sur le catafalque; puis, le recteur lui jeta l'étole sur le ventre, alors les deux prêtres prirent leurs livres, et un de chaque côté du corps, se mirent à réciter [...] : "Spiritus immondus exito ex corpus Cbristoc'b Du" [3]. »
Le souvenir des seigneurs locaux, ceux qui ont construit le manoir, est toujours vivace en 1848 : « Le dernier seigneur de ce château qui s'appelait De La Marche, était, disait-on, le plus terrible et le plus cruel de tant de terribles et cruels seigneurs que les pauvres Bretons ont connu ». Les derniers seigneurs de La Marche sont déclarés émigrés à la Révolution, le père (celui qui fit reconstruire le château vers 1770) sur l'île Jersey, le fils cadet en Guadeloupe, le fils ainé François Louis Armand étant décédè le 10 février 1774 à Lezergué.
C'est sans doute les exploits de ce dernier qui sont évoqués par Déguignet : « Au milieu de la messe, il entrait avec son cheval, et ordonnait au curé de communier la bête, puis faisait le tour de l'église en faisant piaffer son cheval sur les malheureux prosternés qui ne pouvaient bouger ni rien dire. Il entretenait chez lui une quantité considérable de pigeons, qui ravageaient toutes les semences et les moissons des environs, sans que personne puisse se plaindre sous peine d'être pendu immédiatement. Enfin, à force d'en faire, il finit lui-même par se casser le cou en tombant du deuxième étage du château dans le premier. »
L'église mentionnée du domaine noble est la chapelle Saint-Joachim, aujourd'hui disparue et élevée vers 1650 par Guy Autret, le précédent occupant de Lezergué : « Il y avait auprès de là les ruines d'une vieille église où ce seigneur faisait célébrer la messe tous les dimanches, à laquelle tous les paysans d'alentour étaient tenus d'assister sous peine de mort ».
Un autre souvenir d'enfance de Déguignet est le gibet : « On montrait encore l'endroit où il faisait pendre ses manants par haine, par colère ou par plaisir. ». Ce n'est pas une légende, car ces « fourches patibulaires [4] à deux piliers de la montagne de Lestonan » ont vraiment existé au XVe siècle quand les seigneurs locaux avaient « droit de haute basse et moyenne justice ».
Et enfin la légende du fameux trésor de Lezergué : « Et ce trésor, tout le monde savait qu'il existait, mais personne ne savait au juste où il était. Les uns disaient qu'il était sous l'escalier du château, d'autres pensaient qu'il devait être au fond de l'étang [...] ; d’autres disaient enfin qu'il devait être sous le pigeonnier, une énorme rotonde toute bâtie en pierres de taille, qui serait restée debout jusqu'à la fin du monde si on ne l'avait pas démolie. ».
Transcriptions
Pages 91-93 :
En ce temps-là, nous quittâmes enfin le Guelenec pour aller demeurer près du bourg, au grand château de Lez-Ergué. Comme auprès de toutes les fermes alors, là il y avait aussi trois petits pen-ty [1] pour des journaliers. Le propriétaire de ce château faisait payer ces petits pen-ty [1] par un certain nombre de journées de travail, tant pendant les semailles et tant pendant la moisson. Sur ce château seigneurial devenu, depuis la Révolution, propriété d'un simple paysan, circulaient alors de nombreuses légendes. Le dernier seigneur de ce château qui s'appelait De La Marche, était, disait-on, le plus terrible et le plus cruel de tant de terribles et cruels seigneurs que les pauvres Bretons ont connu. On montrait encore l'endroit où il faisait pendre ses manants par haine, par colère ou par plaisir. Il y avait auprès de là les ruines d'une vieille église où ce seigneur faisait célébrer la messe tous les dimanches, à laquelle tous les paysans d'alentour étaient tenus d'assister sous peine de mort. Au milieu de la messe, il entrait avec son cheval, et ordonnait au curé de communier la bête, puis faisait le tour de l'église en faisant piaffer son cheval sur les malheureux prosternés qui ne pouvaient bouger ni rien dire. Il entretenait chez lui une quantité considérable de pigeons, qui ravageaient toutes les semences et les moissons des environs, sans que personne puisse se plaindre sous peine d'être pendu immédiatement. Enfin, à force d'en faire, il finit lui-même par se casser le cou en tombant du deuxième étage du château dans le premier. On m’a montré plusieurs fois l'endroit d'où il était tombé, et [on] racontait alors qu'on [n']avait jamais pu plancher cette extrémité ouest du deuxième étage, les planches ne restant pas en place. Je ne sais pas si [on] l'a planché depuis, mais en ce temps-là, il ne l'était [pas], et personne n'aurait voulu essayer, car on disait aussi que celui qui aurait cette audace se casserait le cou à la première planche qu'il poserait. Ce seigneur s'était si bien cassé le cou que sa tête était allée rouler à l'autre bout de la chambre où il était tombé, de sorte qu'on le voyait se promener par là, après, comme MacGloire dans Les Pilules du diable [5] , semblant chercher cet ornement supérieur de sa carcasse. Mon père, en grand voyant qu'il était, affirmait l'avoir vu plusieurs fois. Et puis, il avait autre chose à faire par là encore que de chercher sa tête : il gardait un trésor caché, et il ne serait délivré de cette pénitence que le jour où il pourrait céder ce trésor à quelque mortel. Et ce trésor, tout le monde savait qu'il existait, mais personne ne savait au juste où il était. Les uns disaient qu'il était sous l'escalier du château, d'autres pensaient qu'il devait être au fond de l'étang, parce qu'on avait vu là une grosse anguille extraordinaire, qui n'était autre que le seigneur lui-même qui prenait cette forme le jour pour mieux surveiller son trésor ; d’autres disaient enfin qu'il devait être sous le pigeonnier, une énorme rotonde toute bâtie en pierres de taille, qui serait restée debout jusqu'à la fin du monde si on ne l'avait pas démolie.
Au temps où nous étions là, on disait que des messieurs, paraissant être des étrangers, étaient venus demander au propriétaire la permission de faire des fouilles pour découvrir ce trésor, en lui offrant une grande somme d'argent avant de commencer, et ensuite sa part du trésor. Mais le propriétaire ne voulut pas. Plus tard, on m'a dit que le gendre de ce propriétaire le trouva enfin ce trésor, en démolissant le vaste pigeonnier, et que cette découverte fut la cause de sa mort, car il mourut subitement peu de temps après. D'autres disaient cependant, des mauvaises langues sans doute, que le trésor de ce gendre venait non du pigeonnier mais bel et bien de Notre-Dame de Kerdevot, pour laquelle ce monsieur était trésorier, et comme cette dame n'avait nul besoin ni de trésor ni de trésorier pour son compte personnel, le monsieur pouvait sans danger mettre le tout dans sa caisse. Il va sans dire que je n'affirme rien ici. Ce sont là de nouvelles légendes sans doute, à ajouter aux vieilles légendes de ce château .
Pages 103-104 :
Mais une autre conjuration eut encore lieu en ce temps-là, d'une espèce qu'on [ n']avait jamais vue avant, ni non plus depuis. C'était la conjuration d'un homme vivant. Et cet homme était le propriétaire actuel de cet ancien château De La Marche , que l'on nommait Christoc'h Du .
Cet homme, si noir de caractère et si méchant, savait qu'on parlait mal de lui partout, et entendait les gens dire que pour sûr il devait avoir le diable dans le ventre (ann diaoul en y voëiou [2] ). À force d'entendre répéter cela, et se sentant peut-être mal à l'aise avec ce vilain caractère, il finit par croire que le diable était logé clans son corps. On sait qu'autrefois, au temps de Jésus, les diables aimaient beaucoup les ventres des hommes et même ceux des femmes pour demeure. Le Nazaréen en avait trouvé sept dans le ventre de Marie de Magdala, et jusque cieux mille clans celui du possédé de Génésareth.
Au XVIe siècle, ces diables allaient encore se loger par légions dans le corps des individus, et étaient plus difficiles à chasser qu'au temps du Nazaréen. Quand les exorcistes les invitaient au nom de Jésus-Christ de déguerpir du corps d'un possédé, le chef de la légion répondait : « Moi et mes amis, nous nous moquons de votre Janicot. » C'était le nom que ces diables donnaient alors à J.-Ch. et quelquefois celui de Jean Blanc. le frère mineur Jérôme Magnus et Briognoli de Bergame avaient écrit des livres et des manuels traitant de la manière de chasser les démons des corps : « Remèdes terribles, puissants, efficaces, infaillibles pour chasser les démons et pour échapper aux méfaits des esprits malins. Ouvrages utiles non seulement aux exorcistes et aux prêtres, mais aux médecins, aux théologiens, aux possédés et aux malades. » Malgré tous ces remèdes infaillibles, les démons persistaient à rester dans les corps des hommes, en se moquant de Jean Blanc et des exorcistes. À tel point que Springer , le grand inquisiteur, fut obligé de demander au pape l'autorisation de brûler les sorcières, soutenant que c'étaient celles-là qui rendaient les remèdes et les formules des exorcistes impuissants.
Je ne sais pas si les prêtres d'Ergué-Gabéric possédaient ces manuels indispensables dans les exorcismes, mais ils n'eurent pas besoin de brûler aucune sorcière pour faire sortir le ou les diables du corps du Christoc'h Du. Ce fut un débitant du bourg qui raconta cette histoire, affirmant avoir assisté, invisible, à la scène comico-diabolique. Un soir, étant sur le pas de sa porte, il vit passer un homme prestement et sans bruit, qui alla droit à l'église, et un instant après il vit l'église s'éclairer d'une façon inaccoutumée. Un peu intrigué, et ayant cru reconnaître dans le personnage le fameux homme noir, il alla coller son nez derrière un vitrail, et de là, il vit en effet que c'était son homme, entouré des deux prêtres qui venaient de placer le catafalque au milieu de l'église. Bientôt il vit l'homme noir se déshabiller complètement, et se coucher sur le dos sur le catafalque; puis, le recteur lui jeta l'étole sur le ventre, alors les deux prêtres prirent leurs livres, et un de chaque côté du corps, se mirent à réciter quelque chose dont ni le débitant ni le patient, ni les deux farceurs ne comprenaient goutte certainement ; ensuite le recteur prit son goupillon pour donner le dernier coup. Alors, il dut prononcer sans doute les mots que Jésus lui-même prononça à Génésareth pour faire déguerpir la légion de démons logés dans le corps d'un muet : « Spiritus immondus exito ex corpus Cbristoc'b Du [3] » Quand le débitant vit l'homme se rhabiller, il quitta sa cachette et retourna chez lui. Mais il eut beau attendre pour voir retourner chez lui Christoc'h Du, il ne le vit pas. Celui-là avait dû rester passer la nuit au presbytère, de peur de rencontrer en route le ou les diables qu'on avait chassés de son ventre.
Documents originaux
Cahier manuscrit n° 3 : [Fichier PDF]
BD "Le Mendiant" tome 1 : BABONNEAU Christophe et BETBEDER Stéphane - Mémoires d'un paysan bas-breton Tome 1
Annnotations
- ↑ 1,0 1,1 et 1,2 Pennty, penn-ti : littéralement « bout de maison », désignant les bâtisses, composées généralement d'une seule pièce, où s'entassaient avec leur famille les ouvriers agricoles et journaliers de Basse-Bretagne (Revue de Paris 1904, note d'Anatole Le Braz). Par extension, le penn-ty est le journalier à qui un propriétaire loue, ou à qui un fermier sous-loue une petite maison et quelques terres, l'appellation étant synonyme d'une origine très modeste. [Terme BR] [Lexique BR]
- ↑ 2,0 et 2,1 An diaoul en e vouzelloù : le diable dans ses intestins.
- ↑ 3,0 et 3,1 « Spiritus immundus exito ex corpus Cristoc'h Du » : « Esprit impur, quitte le corps de Cristoc'h du »
- ↑ Fourches patibulaires, s.f.pl : colonnes de pierre dotées d'une traverse de bois où les condamnés à la mort sont pendus et exposés à la vue des passants. Elles ne servent donc qu'aux supplices capitaux, dont les exécutions ne se faisaient autrefois que hors les villes. Seul le seigneur Haut Justicier a le droit d'avoir des fourches patibulaires (ou gibets), puisqu'il a le droit de condamner un criminel à mort. À l'égard du nombre des piliers des fourches patibulaires, il y en a à 2, à 3, à 4 ou à 6, selon le titre et la qualité des fiefs qui ont droit d'en avoir. Les simples seigneurs Hauts Justiciers n'ont ordinairement le droit d'avoir que des fourches patibulaires à 2 piliers, s'ils ne sont fondés en titre ou possession immémoriale. Les fourches à 3 piliers n'appartiennent de droit qu'aux seigneurs châtelains; celles à 4 piliers n'appartiennent qu'aux barons ou vicomtes ; celles à 6 piliers n'appartiennent qu'aux Comtes. Source : "La justice seigneuriale et les droits seigneuriaux" de Claude-Joseph de Ferrière. [Terme] [Lexique]
- ↑ Pièce de théâtre Les Pilules du diable, féerie en 3 actes et 20 tableaux, par MM. Ferdinand Laloue, Anicet-Bourgeois et Laurent. (Paris, Cirque Olympique, 16 février 1839.)
- ↑ Kristoc'h du : Christophe le noir. Surnom de Christophe Crédou, né le 10 pluviose an V (29 janvier 1797), époux de Marie-Barbe Le Roux, cultivateur à Lez-Ergué (où furent journaliers les Déguignet). Il décéda le 17 septembre 1873 à Lez-Ergué.
- ↑ Div benn du. Marie-Barbe Crédou née le 26 janvier 1824, et Marie-Josèphe Crédou née le 5 août 1825. François-Marie, né le 14 novembre 1828. Laurence-Catherine, née le 02 septembre 1830. Alain Christophe, né le 10 septembre 1832, Marie-Louise née en 1834 ou 35.