Fanch Page, surveillant factionnaire à la papeterie d'Odet
« À la fin, il y avait la guerre entre les factionnaires et ceux de journée ... »
Fanch Page, ouvrier factionnaire à l’usine Bolloré de 1962 à 1993, interviewé le 29 décembre 2006 par Jean Cognard.
Autres lectures : « Louis Bréus, sécheur à la papeterie d'Odet » ¤ « Hervé Gaonac'h, sécheur à la papeterie d'Odet » ¤ « Youenn Briand, ancien conducteur de la machine à papier n° 7 » ¤
Transcription de l'entretien
D’où étaient vos parents ?
Je suis né en 1937, en début d'année. Mes parents habitaient Edern. Mon père tenait une entreprise de maçonnerie avant la guerre, et à la fin ça ne tournait plus du tout. Il a donc arrêté et a été embauché à l'arsenal de Brest. Après la guerre il est resté là-bas jusqu'à sa retraite. Et c'est mon frère aîné qui a repris l'affaire de maçonnerie.
Comment avez-vous commencé à travailler ?
J'ai commencé à Edern, comme apprenti dans une entreprise de machines agricoles. J'étais forgeron. A cette époque il n'y avait pas encore de tracteurs. Après, de la classe 57, je suis allé à l'armée, , j'ai fait deux ans dans le désert, au sud de Colombéchar, je suis resté malade là-bas, j'ai fait 17 mois d'hôpital.
Ça m’a coûté cher cette guerre d’Algérie, 5 ans en tout. Quand je suis sorti de l’hôpital j’étais en maladie, et on m’avait dit qu’il fallait changer de métier. J’ai fait des cours par correspondance pour rentrer à la Banque de France. Au bout d’un an j’ai passé un examen à l’Inscription Maritime que j’ai réussi. J’ai fait 2 autres années, je suis allé à Rennes, où là j’ai tout raté, un mauvais jour quoi.
En plus des cours, j’étais déjà arrivé chez Bolloré, j’avais "trouvé" ma femme, ça faisait beaucoup de choses. J’ai donc arrêté les cours. Et six ans après, la Banque de France me proposait mon poste, quelque part dans le Morbihan. J'ai refusé car en plus j’avais déjà acheté une maison à Briec.
Comment s’est faite l’embauche à l’usine d’Odet ?
Les cours par correspondance m’ont quand même servi. Au début, dans les entreprises, ils avaient commencé à faire des tests avant d’embaucher les gens. Il y avait ceux qui venaient après le service militaire, certains avaient quitté l’école et d’autres travaillaient à la campagne, et ils n’avaient pas ouvert de livres depuis longtemps. Quand j’ai passé ces tests en 1962, on était douze, et six ont été pris. J’ai été avantagé par mes cours, mes tests étaient supérieurs à ceux des autres, et manuellement j’étais bon. Il y avait aussi un peu d’écriture, des trucs de rapidité et avec ces trucs on voyait bien la capacité des gens.
J’ai été embauché comme manœuvre au départ ; je faisais les corvées à la cour, à l’extérieur, autour de l’usine. Je travaillais de 8H du matin jusqu’à 5 heures et demi le soir, et le samedi matin on travaillait aussi. Ça faisait 44 heures par semaine. Mais on était amené à faire des heures supplémentaires.
Avant cette époque, l’usine était une entreprise familiale, ceux qui travaillaient venaient de Lestonan ou des environs. Il n’y avait pas beaucoup d’embauches parce que l’usine ne s’agrandissait pas. En 1961 [1] : il y a eu de l’embauche parce qu’ils avaient démarré une nouvelle machine, la 9, pour le début du papier condensateur, il y avait des sous à gagner. En 1963 [2], il y a eu encore une nouvelle machine, la 10. On faisait déjà du papier fin avant, mais avec ces deux nouvelles machines on débitait plus et la qualité était supérieure. A mon époque, il y avait donc comme machines : la 7 (la plus ancienne), la 8, la 9 et la 10.
Comment s’est passé pour vous le passage aux machines à papier ?
Je ne suis pas resté manœuvre longtemps. Après on m’a mis comme mousse aux machines. Le départ pour travailler de faction sur les machines. Passer aux machines était décidé aussi en fonction des tests d’embauche. Et ensuite le passage d’un échelon était fait par ancienneté, quand il manquait quelqu’un. On était tous de faction, en 3x8 et on était à 3 au maximum par machines. Et s’il y avait quelqu’un de malade, il n’y avait pas de remplaçant, et on faisait 3 nuits de suite.
Avec ton père Antoine, on était de la même faction, donc on venait de Briec ensemble aux mêmes heures, on s’arrangeait pour prendre une seule voiture. Il était mousse aux machines 7 et 8. Moi j’étais sécheur à la 9. J’ai du passer sécheur en 1962. Et ensuite conducteur en 1964, puis surveillant en 1968, à l’arrêt de la machine 7.
En 1968, on m’avait proposé comme élève surveillant. Je devais faire des stages à Scaër, Troyes, à Thonon. Et je devais faire tous les postes ouvriers de l’usine. Je n’ai pas fait de stages, car un des surveillants est décédé très vite après 2 mois de maladie. Il y avait un seul surveillant par faction. Ils avaient toutes les machines. En dernier on nous avait changé de nom : contremaître de faction.
Et les dernières années entre Odet et Scaër ?
J’ai été surveillant à l’usine ici de 1968 à 1983, quand l’usine d’Odet s’est arrêtée, et ensuite 10 ans à Scaër jusqu’en 1993 et là je suis parti en retraite. En 1983 j’avais déjà 46 ans, on apprend moins vite à cet âge, il fallait tout recommencer. Et on ne maîtrisait pas encore le produit là-bas, c’était surtout les sachets à thé.
On était plus de 30 de faction d’ici à aller à Scaër de faction, on avait des voitures, mais c’était pas la même chose. Ça n’a pas duré longtemps. La mentalité n’était pas la même. Ici c’était des équipes bien soudées, avec de la camaraderie. Là-bas c’était pas pareil. Il y en a qui ont disjoncté, ils n’ont pas tenir, d’autres ont été mutés après au plastique.
En plus des factions, il y avait les femmes qui avaient été mutés avant, elles allaient en car. Et aussi ceux de l’entretien, Francis Bodivit qui était chef, Man Kerouredan qui était mécano à l’entretien des chaudières. En tout il devait y avoir une centaine de personnes à aller à Scaër. Là-bas on était les étrangers. Il y avait l’esprit local. Il fallait s’imposer [3].
Les deux premières navettes vers Scaër c’était le 26 juin 1983. C’était des voitures particulières conduits par nous autres. Au départ, il y avait 3 voitures, 4 personnes par voiture. Arrivé là-bas à Scaër ceux qui finissaient leur faction, ils la prenaient pour revenir ici.
Si on avait insisté, on aurait eu le temps du trajet payé. Le problème est que le patron arrêtait l’usine, pas de licenciement, pas de perte de salaire. Ils avaient demandé des volontaires avant pour aller au plastique, mais ils avaient eu une perte de salaire.
Que les gens d’Odet et de Scaër ne se mélangent pas, c’était un tort. Au début quand le vieux Bolloré avait lancé l’usine de Scaër, il avait envoyé des familles d’ici.
Était-on bien payé chez Bolloré ?
On était très bien payé chez Bolloré, par rapport aux autres entreprises. Chaque fois qu’on changeait de catégorie de mousse, sécheur, conducteur, ça faisait un escalier. Le 13e mois on avait du l’obtenir en 1968, mais pas tout de suite, il était étalé. Ça a été progressif, un tiers la première année, le 2e tiers la deuxième.
Les heures de nuit étaient payées 25% de plus. Mais au début c’était pareil. Les dimanches il y avait 3 factions majorées à 100%. Après on avait obtenu le samedi soir. On a été en grève plusieurs fois, en 1968 pendant 3 semaines de rang, ça avait démarré avant mai. Il y avait un qui avait voulu passer de force le piquet de grève à l’entrée, mais il avait été refoulé.
Je me rappelle de mes salaires, au début j’avais 45.000 et 50.000 francs par mois. C’était le double de la campagne ou chez un artisan on aurait eu 25 à 30.000 francs. Quand on a acheté la première maison à Briec, en 1965, j’avais 75.000 francs comme conducteur, mais j’ai eu du mal à avoir un prêt, et heureusement j’ai eu des cautions dans la famille.
Comment étaient les relations avec la direction ?
Ici les relations avec l’encadrement étaient plutôt bonnes. Garin était le PDG. Après il y eu un directeur qui a du partir. Et après il y eu Sagel originaire de Langolen qui a pris le poste de directeur. Mais on ne les voyait pas la nuit, le jour oui. On disait qu’on avait toute l’usine sur le dos, on était responsable de tout pendant toute la nuit. J’ai calculé que 700 heures par mois les surveillants étaient seuls responsables de l’usine, parce les cadres partaient à partir de 6 heures du soir et ne revenaient qu’à 8 heures au lendemain.
On savait pas ce qui se passait dans les bureaux. Le vieux Castric, le directeur administratif, était parti en retraite, le fils avait pris la place, et ensuite ça a été Henri Le Gars. Ceux qui avaient une bonne place ils avaient un logement à l’usine. Le père de Man Kerouredan était chef d’entretien, il avait sa maison à l’entrée de l’usine.
La Feronnière qui était directeur avant qu’on arrive il avait un château à Stang-Venn près de l’Orée du Bois. Après c’est Garin qui est venu là. Certains en ont profité, ils avaient une maison de Bolloré, ils avaient besoin un peu de peinture, ils demandaient à Castric. Certains avaient une maison pour rien à Keranna, et quand ça a été vendu, certains n’avaient pas l’argent pour racheter leur maison.
Vous alliez manger chez vous ou à la cantine ?
Au début on allait manger chez Germaine, à l’Orée du Bois. Quand j’étais de faction, j’allais manger à la maison. Après c’est devenu cantine, chez Germaine, et chez Pierre Corre. Ils avaient leur ticket restaurant, et y allaient avant ou après le démarrage de la faction de 1 heure.
Sinon sur les 8 heures, on emmenait un casse-croûte. Ceux qui étaient au façonnage ils mangeaient leur casse-croûte à heures fixes. Mais les machines ne s’arrêtaient pas. Donc quand ça marchait bien ils faisaient une petite pause. En principe les boissons alcoolisées étaient interdites, certains avaient de la bière, moi j’avais du thé.
Quels types de papier fabriquiez vous ?
Nous, on n’a pas fait du papier à cigarettes, c’était avant. On a fait du papier carbone, et du papier condensateur. En 1973 ils ont démarré l’usine de films plastiques, à l’usine du haut à Odet. A Scaër je faisais des fibres longues.
A Odet, c'était surtout les nouvelles machines 9 et 10 qui fournissaient. Elles étaient l’étage du bâtiment qui est du côté Briec. Quand il y a eu une inondation en 1975, elles étaient à l'abri, mais les pompes, et les moteurs avaient été inondés. La fabrication avait été arrêtée quelques jours.
Depuis, les machines ont été enlevées. Les machines à papier de Scaër ont été ferraillées aussi tout de suite. Deux sont parties en Pologne. Ils ramassaient tout, les boulons, les morceaux de fer, avec des scies à bûches ils faisaient des caisses pour ramasser les pièces.
Quelle était l’ambiance entre vous ?
J’aimais bien être de faction, quand on finissait à 5H du matin, on restait au lit jusqu’à 10H, et après on était libre la journée entière. Mais par contre travailler en plus à l’extérieur, ça je n’ai jamais fait, j’ai été donner un coup de main, c'est tout. Et j’ai construit ma maison, en 1977, et des copains de l’usine (ton père est venu aussi) sont venus m’aider à faire les fondations. On faisait ça après la journée à l’usine.
J’avais des copains, je m’arrangeais avec tout le monde. A Scaër c’était pareil, il y en a qui étaient copains, mais ici ce n'était pas pareil. A Odet, quand on était 26 dans l’équipe, si quelqu’un était dérangé, les autres ils auraient fait son boulot, camouflé ça. A Scaër c’était le contraire. Avec moi ça n’a pas duré longtemps ; un m’avait même dit « tu vois comment il est », j’ai répondu « je suis pas aveugle. Et qu’est-ce que je vais faire, le ramener à la maison". Je faisais semblant de ne pas voir, je savais que le boulot aurait été fait.
Quand je commençais comme surveillant, je me rappelle d’un Robert qui travaillait aux chaudières. Il était venu autour du bac d’acide, il ne tenait même pas debout. J’avais laissé faire, c’était la nuit. Le lendemain matin je suis allé le voir : « Je ne veux plus te voir comme ça, sinon tu rentres chez toi. Une fois tu es tombé dans le canal, Henri Huitric t’as repêché, moi je n’irai pas te repêcher». Il a été pendant 3 mois avec moi, impeccable. Il a changé d’équipe ensuite : la deuxième nuit, il y avait un escalier pour venir sur la route, il n’y avait pas de contremarche, il s’était pris le pied dans un trou de l’escalier, resté accroché à l’échelle pendant des heures, cassé sa jambe. Il ne s’est jamais remis de ça. Il aurait mieux fait de rester avec moi.
Comment étaient les conditions de travail ?
Il y a eu beaucoup de décès de cancer parmi les ouvriers. Je ne pense pas que c'était dû à la vapeur ou aux produits chimiques. Mais il y avait de l’amiante autour des tuyauteries de vapeurs, et beaucoup ont été exposés.
Cet hiver j’ai été malade, j’ai du diminuer la cigarette. Je ne tousse plus, mais je dois lutter contre le froid. Je n’ai jamais été résistant contre le froid. Mais à l’usine ça n’a pas aidé, il faisait très chaud, 42 à 43 degrés. Ceux qui étaient avant nous, ils venaient en sabots de bois et en bleu et en tricot de corps. Après on a vu des jeunes venir en short, et même en petite culotte.
Les syndicats étaient-ils actifs à Odet ?
Il y a toujours eu des histoires politiques à l’usine, mais pas dans les derniers temps. Avant, les cadres étaient vraiment de droite à fond. Une fois, j’étais conducteur à la 8, j’avais un zona. J’avais été consulter le toubib. Il m’avait dit de mettre du mercurochrome. J’avais mis donc un tricot rouge pour cacher le mercurochrome. Jean Le Berre, qui était contremaître, est arrivé vers moi et s'est mis à crier en me voyant : « Enlève moi ça tout de suite ». Et je lui ai répondu : « Si j'ai mis ce tricot, c’est que j’avais une raison ». Il avait vu rouge !
A la fin, il y avait la guerre entre les factionnaires et ceux de journée. Mais ceux de la journée essayaient de tirer des avantages pour eux, les syndicats étaient toujours représentés par ceux de journée. C’était les mécanos et les électriciens qui représentaient les syndicats CFDT et la CGT, il n’y avait qu’une petite minorité de factionnaires. Les gens de l'entretien n’aimaient pas les factionnaires. Et avec le bruit des machines, les factionnaires ne pouvaient pas discuter beaucoup de toutes façons.
Les factionnaires n’ont pas profité de leur retraite. C’était à 65 ans à cette époque. Les factionnaires étaient peut-être exposés, et ils étaient plus fatigués. Beaucoup c’était leur faute, ils faisaient leurs 8 heures à l’usine et leurs 8 heures à la campagne. Et ils restaient jusqu’au dernier moment, ils ne savaient pas partir, les premiers qui sont partis avant 65 ans, ils avaient peur de ne pas disposer d'assez d'argent, ils avaient vu leur parents dans la misère parce qu’ils n’avaient pas eu de retraite.
Et le départ à la retraite ?
Le jour où je suis venu en retraite, tous mes papiers je les ai brûlés, j'ai voulu tirer un trait. Certains, 10 ans après, repensaient encore à leur machine. Quand on a été de faction, ça marque un homme, on se réveille très souvent la nuit.
J'avais trouvé dur quand un surveillant de Quélennec est parti à la retraite. Il avait 65 ans, mais comme il n'y avait aucun de formé, la direction avait insisté beaucoup pour qu'il reste 4 à 6 mois de plus. Quand il est parti il avait invité toute la faction à un pot chez Germaine, et on était seulement deux, Jean-Louis Poupon et moi. Et le retraité disait « Où sont-ils restés ? ». Il n'avait pas compris tout de suite que les gars de la faction ne voulaient pas venir parce qu'il était resté plus que son temps. Moi j'ai fait mon pot à la maison, et ils sont tous venus.
Fanch Page,
Usine d’Odet de 1962 à 1983
Annotations
- ↑ Le 27 avril 1961, d'après Henri Le Gars, et la plaque indique bien 1961.
- ↑ Le 21 novembre 1962, d'après Henri Le Gars encore, mais par contre la plaque apposée sur le bâtiment indique 1963.
- ↑ Témoignage de Roger Douget, ancien ouvrier de Cascadec : « J'ai été choqué de lire que les ouvriers d'Odet ont été mal accueillis à Scaër en 83 quand Bolloré a fermé la papeterie d'Odet ; je comprends leur désarroi, on a vu ces gens arriver à Cascadec et on imagine que l'on aurait pu être à leur place si on avait fermé Scaër ; on nous avait dit de bien les accueillir, c'est ce qu'on a essayé de faire. Pour ma part j'ai formé un gars d'Odet à la chaufferie, que je sentais traumatisé par la perte de ses repères dus au changement de son lieu de travail ; je me suis déplacé pour l'aider en dehors de mes factions, même la nuit. Il ne m'aurait pas remercié comme il l'a fait s'il avait eu le sentiment de ne pas être le bienvenu à Cascadec. »