Empire, garde nationale et Commune de Paris en 1870-71 pour Jean-Marie Déguignet
Dans les extraits ci-dessous, Jean-Marie Déguignet (1834-1905) aborde les sujets de la période après la chute de Napoléon III, du nouveau pouvoir de Thiers pas vraiment Républicain et de la guerre extérieure contre les Prussiens et intérieure contre la Commune de Paris.
Dans ces années 1870-71, on peut se demander pourquoi le paysan bas-breton a si peu parlé dans ses mémoires des insurgés parisiens de 1871 et développé le thème de la défection militaire d'une part et la laborieuse victoire attendue des Républicains d'autre part.
Mais, ses critiques acerbes contre l'Empire de Napoléon III et la Gouvernement de Thiers, l'abandon de sa candidature de « républicain libre-penseur » au poste de capitaine des gardes nationaux de sa commune d'Ergué-Armel, et enfin son évocation de la grève générale des ouvriers montre ses convictions que n'auraient pas désapprouvé les communards de 1871.
Autres lectures : « Espace Déguignet » ¤ « Jean-Marie Déguignet et sa campagne d'Algérie (1862-1865) » ¤ « La médaille de Crimée de Jean-Marie Déguignet » ¤
Présentation
La chute de l'Empire suite au plébiscite [1] de renforcement des pouvoirs de Napoléon III et sa défaite militaire à Sedan ne sont pas une surprise pour Déguignet : « Enfin cette guerre ont tous les résultats que j'avais prédits au moment du plébiscite : l'effondrement de l'Empire et la ruine de la France. »
Mais, à son grand regret, le nouveau gouvernement reste monarchiste, et non républicain comme il l'aurait souhaité : « ces députés avaient nommé le vieux Thiers président, oh ! ils ne disaient pas président de la République, ce mot leur faisait trop d'horreur, mais président du gouvernement provisoire en attendant l'arrivée du roy Henry V ».[2]
Et de plus le gouvernement est défaitiste face à « cette guerre qui était virtuellement terminée, attendu que toute l'armée était partie en Prusse ou en Suisse » et est réduite à payer les indemnités de guerre : « cette première chambre n'avait été nommée que pour régler les comptes avec Bismarck et Guillaume ».
Certes, la décision est prise de créer une garde nationale dans toutes les communes de province. À Ergué-Armel où il réside, Déguignet est même porté candidat malgré lui au poste de capitaine, mais l'élection par le maire tourne à la farce : « "Puisque c'est ainsi, qu'il y a deux candidats je vais voir lequel aura la majorité : que ceux qui veulent Déguignet passent à gauche et ceux qui veulent Le Feunteun à droite ! ". Il y eut alors un curieux mouvement de chassé-croisé. Les uns passaient volontairement d'un bord à l'autre, d'autres se laissèrent traîner puis revenaient encore de l'autre côté. ». Ce n'était qu'une comédie ou une parodie : « jamais ni capitaine, ni soldats n'auraient rien à faire pour cette guerre ... il n'y avait plus un fusil, ni une cartouche à nous donner. » Si Déguignet avait élu capitaine, peut-être aurait-il contribué à créer un mouvement insurrectionnel quimpérois a l'instar de la garde nationale parisienne ralliée à la Commune !
L'insurrection des communards est évoquée par Déguignet par cette allusion à la destruction de la maison de Thiers : « cette assemblée dite nationale lui vota un million soixante mille francs soi-disant pour réparer son hôtel brûlé par la Commune » [3]. Certes l'hôtel d'Adolphe Thiers est bien démoli sur ordre du Comité de salut public, mais il ne fut pas incendié comme les Tuileries et l'Hôtel de ville. Par contre, Déguignet est bien au fait des événements quant aux conditions de reconstruction de l'immeuble.
Une deuxième allusion à la Commune est cette date du 18 mars 1871 : « Plusieurs fois depuis 1789, les coquins ont voulu faire marcher cette armée contre le peuple comme ... au 18 mars, mais ils n'ont pas osé. ». Ce jour-là marque le début du soulèvement des révolutionnaires parisiens contre Adolphe Thiers qui veut leur retirer leurs armes et leurs canons.
Et enfin Déguignet fait un exposé sur les bienfaits de la Révolution, comme s'il regrettait que les Communards aient été massacrés par l'armée versaillaise en mai 1871 : « Les ouvriers réclament depuis longtemps une grève générale, et peut-être une révolution, qui est la meilleure chose que ce peuple berné, exploité et volé pourrait désirer ... Dans une révolution, il n'a rien à perdre que sa misère et ses chaînes, tandis qu'il a tout à gagner. »
Textes
Pages 376-377 de l'Intégrale des Mémoires : les Prussiens en France
Page 379 de l'Intégrale des Mémoires : la garde nationale
Pages 380-381 de l'Intégrale des Mémoires : Adolphe Thiers
Pages 501 de l'Intégrale : armée contre le peuple
Ausi, on n'entend que ces canailles crier « Vive l'Armée ! » car ils n'en sont pas très sûrs aujourd'hui au cas où le peuple voudrait se soulever pour demander justice et réclamer ses droits. Plusieurs fois depuis 1789 (NDLR : dans ses cahiers il est écrits 1870, vraisemblablement par erreur au vu du texte qui suit), les coquins ont voulu faire marcher cette armée contre le peuple comme au 18 brumaire [9], au 2 décembre [10] et au 18 mars [11], mais ils n'ont pas osé. Plusieurs des grands galonnés ont même déclaré que cela n'est plus possible aujourd'hui. Alors, il n'en faut plus ; inutile pour la défense extérieure et inutile à l'intérieur ; il faut la supprimer (l'armée).
Pages 503 de l'Intégrale : grève générale
Et bien, puisque ces enfants du peuple, ces ouvriers, ces prolétaires, tous ces mercenaires ne peuvent trouver des représentants, de protecteurs ni de défenseurs nulle part, ne pouvant être ni jurés, ni simples conseillers municipaux, quoiqu'ils forment la grande majorité des français, ils ne devraient plus s'occuper d'élections, ne plus aller voter, laisser tous ces grands coquins s'arranger entre eux pour voir à quoi ils aboutiraient, ce serait très curieux. Ce serait une grève d'un genre nouveau. Et puisque les ouvriers réclament depuis longtemps une grève générale, cela pourrait l'amener, et peut-être une révolution, qui est la meilleure chose que ce peuple berné, exploité et volé pourrait désirer s'il n'était pas ignorant, si abruti et si lâche. Dans une révolution, il n'a rien à perdre que sa misère et ses chaînes, tandis qu'il a tout à gagner.
Annotations
- ↑ 1,0 1,1 1,2 1,3 et 1,4 Le plébiscite du 8 mai 1870 est le dernier plébiscite organisé sous le Second Empire, deux mois avant la déclaration de guerre à la Prusse. Avec un « oui » avec une large majorité, il s'agit de faire approuver les réformes entamées par le gouvernement et donner une nouvelle constitution au régime impérial de Napoléon III. Il s’agit aussi pour l'empereur des Français de conforter sa dynastie, lequel doit déposer les armes le 2 septembre 1870 au terme de la bataille de Sedan.
- ↑ 2,0 2,1 2,2 et 2,3 Henri d'Artois (1820-1883), petit-fils de France, duc de Bordeaux, est plus connu comme comte de Chambord, est prétendant à la Couronne de France de 1844 à sa mort sous le nom d'Henri V.
- ↑ 3,0 et 3,1 Le 12 mai 1871, l'hôtel particulier d'Auguste Thiers, place Saint Georges à Paris, a bien été démoli, et non incendié, sur ordre du comité de Salut Public de la Commune de Paris : « Le premier acte du nouveau Comité fut d’ordonner la démolition de la maison de M. Thiers », Prosper Olivier Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871. Par contre d'autres hôtels particuliers furent incendiés par la Commune, et également les Tuileries et l'Hôtel de ville le 24 mai.
- ↑ Badinguet est un surnom satirique donné à l'empereur Napoléon III (son épouse, l'impératrice Eugénie, était surnommée Badinguette).
- ↑ Prosper Mérimée n'est pas mort à Nice, mais à Cannes le 23 Septembre 1870.
- ↑ Marie-Yvonne est née le 31 juillet 1870 et décédée le 12 septembre 1870 à Toulven en Ergué-Armel. Le croup ou laryngo-trachéo-bronchite est une affection respiratoire habituellement déclenchée par une infection virale aiguë des voies aériennes supérieures.
- ↑ Après les défaites de Sedan et de Metz, les troupes françaises capturées furent envoyées en Prusse, et l'armée de l'est, désarmée à Héricout) se replia en Suisse.
- ↑ L'Empire ayant été abrogé, l'élection de l'Assemblée nationale eut lieu le 8 février 1871.
- ↑ Le coup d'État du 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799), organisé par Emmanuel-Joseph Sieyès et exécuté par Napoléon Bonaparte, marque la fin du Directoire et de la Révolution française, et le début du Consulat. La prise de pouvoir est saluée aussi comme la défense du peuple et de la République.
- ↑ Le coup d’État du 2 décembre 1851 est l’acte par lequel, en violation de la légitimité constitutionnelle, Louis-Napoléon Bonaparte, président de la République française depuis trois ans, conserve le pouvoir à quelques mois de la fin de son mandat, alors que la Constitution de la Deuxième République lui interdisait de se représenter. La résistance menée à Paris ou en province par les républicains (Victor Schœlcher, Victor Hugo, Jean-Baptiste Baudin…), par des membres du parti de l’Ordre non ralliés (le père Lacordaire, le prince de Broglie) est écrasée par l’armée en quelques jours.
- ↑ Le soulèvement du 18 mars 1871 est la riposte des révolutionnaires parisiens à la décision du gouvernement d'Adolphe Thiers de leur retirer leurs armes et leurs canons.