Billet du 04.11.2023

De GrandTerrier

Spéculations foncières autour des Biens Nationaux


Comme les articles de la période révolutionnaire (1789-1810) viennent d'être migrés sur le nouveau site, notamment le fonds documentaire des Biens Nationaux, on s'est dit que ça serait bien de dresser un tableau récapitulatif et une rétrospective de ces ventes aux enchères.

Les biens de l'Église et des nobles contre-révolutionnaires saisis lors de la Révolution française forment les « biens nationaux » dont la revente à des propriétaires privés a pour but d'éponger la crise financière nationale.

Pour toutes les communes de France, et pour Ergué-Gabéric en particulier, cette décision génère un fonds documentaire détaillé, composé de rapports d'expertise et d'adjudication qui permet de comprendre la nouvelle donne sociale et économique de cette fin de XVIIIe siècle.

Environ une quarantaine de propriétés réparties sur tout le territoire communal sont visées par cette réaffectation foncière : cf. tous les documents dans l'espace "Révolution-BN" avec leur localisation dans chacune des 10 trèves paroissiales de l'époque.

Pour ce qui concerne le patrimoine religieux, l'église paroissiale échappe aux saisies, mais ce n'est pas le cas du presbytère, et toutes les chapelles furent concernées : Kerdévot la plus renommée, mais aussi St-Guénolé, St-André, et les chapelles en ruine comme St-Joachim, Sainte-Appoline et St-Gildas.

Le Pressoir ou les Biens nationaux du Clergé, estampe anonyme

À l'exception de l'auto-attribution du presbytère et de l'acquisition de Sainte-Appoline par une négociante quimpéroise, les acquéreurs des autres chapelles sont agriculteurs ou aubergiste. En fait ces acteurs locaux n'agissent pas par spéculation, mais sont les prête-noms de la population qui désire préserver la dimension communautaire des lieux de culte.

Les chapelles de Kerdévot et de St-Guénolé seront restituées à titre gracieux quelques années plus tard à la fabrique communale. Pour Kerdévot on dispose même d'une archive attestant d'une quête paroissiale préalable à la mise aux enchères.

Les prix estimés et de vente sont exprimés en livres. En principe cette unité monétaire a été rebaptisée "franc" en 1795, mais jusqu'aux années 1810 on continue à parler en livres. Les prix d’adjudication à la dernière enchère sont soit exactement le prix de l'estimation faite par un expert agréé, soit légèrement supérieurs. Une exception pour Kerdévot : les 6000 livres faisant huit fois le prix initial de l'expert.

Le presbytère est aussi un cas particulier, il est attribué sans enchères à l'un des experts-avoués qui co-signe le rapport d'estimation, lequel Salomon Bréhier loue le local à la commune pour y loger les prêtres de la paroisse, devient lui-même maire d'Ergué-Gabéric, et revend ensuite le lieu pour un montant non négligeable au recteur, lequel restitue contre remboursement l'habitation à la « fabrique communale ».

Pour les propriétés et dépendances des nobles qui se sont rebellés contre la Révolution et se sont exilés à l'étranger, la vente en tant que bien national consiste en un transfert du foncier car les baux des domaniers et exploitants sont généralement maintenus par les nouveaux propriétaires. Les adjudicataires doivent se plier à une vente publique aux enchères, et les prix des dernières enchères sont très souvent 8 à 10 fois supérieurs aux valeurs initiales d'estimation.

Les biens nationaux les plus côtés sont dans l'ordre le manoir de Kervreyen (100 700 livres), celui de Kerfors (77 000), Mezanlez (67 100) et Le Cleuyou (50 600).

Le manoir de Lezergué du seigneur de La Marche constitue un dossier spécial car il n'est pas versé dans les Biens Nationaux, tout au plus les biens et effets laissés sur place sont mis sous séquestre. Et pourtant le chef de famille François-Louis et son fils Joseph-Louis-René sont émigrés, le premier à Jersey, le second en Guadeloupe.

Le château de Lezergué vers 1770, aquarelle Anne Cognard 2017

Mais le dernier des fils reste sur Quimper et joue de son influence auprès des autorités pour la levée des séquestres et obtient même une amnistie au décès de son père. Ainsi la famille de La Marche conserve le château de Lezergué et les tenues de Kerdudal. Par contre les dépendances de Kerfors, Kernaou et Kervreyen sont privatisées en tant que bien nationaux indépendants.

L'autre exception est le domaine de Kerjestin, à savoir le territoire sud-est de la commune, autrefois propriété des Rohan et saisi en 1592 par la Saincte-Union, les Rohan-Gié étant considérés comme huguenots "hérétiques". Toutes ces tenues nobles, à savoir le moulin du Faou, Kermoisan, Keranroue, Kerjestin, restent néanmoins aux VII-XVIIIe siècles sous la coupe des Rohan-Guémené « tenues et possédées prochement, ligement [1] et noblement du Roy nostre sire ».

Fin 1802, plutôt que d'être allotis en biens nationaux, les biens de Kerjestin sont intégralement versés au domaine de la Légion d'honneur, ce qui fait que les baux de fermage servent à financer cette institution. Lorsque le domaine de la Légion est dissout en 1807 ce sont les fermiers domaniers eux-mêmes, et non des spéculateurs fonciers, qui peuvent racheter les exploitations.

Si l'on regarde le tableau récapitulatif des biens nationaux dressé dans l'article détaillé, on se rend compte qu'il reste deux autres grands domaines nobles faisant l'objet d'allotissements et d'enchères réglementaires, et donc de spéculations : Pennarun près du bourg et Cleuyou de Quimper. Ces propriétés et leurs mouvances sont acquises en majeure partie par les notables ou bourgeois de la ville de Quimper.

Ces nouveaux propriétaires sont négociants (Le Guen pour Kerfors, Debon à Plas an Intron, Mermet à Kervreyen, Marie Madeleine Merpaut), médecin (Vinoc à Pennarun), imprimeur (Derrien à Pennarun), avoués (Le Roux à Kernaou, Bréhier), la plupart initiés au sein d'une loge maçonnique quimpéroise.

Très peu s'établissent localement en y habitant. L'un d'entre eux, Salomon Bréhier, s'y installe en élisant domicile au manoir de Mezanlez racheté au précédent adjudicataire, et il sera même nommé maire de 1808 à 1812. À Pennarun les Derrien et Vinoc revendent leurs biens assez rapidement. Au Cleuyou la négociante Madeleine Merpaux, sans héritiers, transmet indirectement le manoir aux Mermet [2] présents déjà à Kervreyen. À Kernaou l'héritage sera transmis par les femmes, sur plusieurs générations, aux descendants des Le Roux.


Bonnet Phrygien.png
En savoir plus : « 1794-1809 - Les Biens Nationaux et la Révolution à Ergué-Gabéric », Archives/Révolution-BN




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  1. Lige, s.m : redevance due pour une terre possédée sous la charge de l'hommage lige (hommage précisant les obligations du vassal); et aussi ce qui appartenait sans réserve en toute propriété. Source : Trésors Langue française. [Terme] [Lexique]
  2. Après avoir été propriété des Mermet, le manoir du Cleuyou passera par alliance dans les mains des Le Guay sur 4 générations.