Jean Espern, cadre ingénieur pendant 29 années chez Bolloré

La retranscription des souvenirs d'un ingénieur de l'école supérieur de l'électricité de Paris, embauché chez Bolloré à l'usine d'Odet comme Ingénieur Qualité, et qui va vivre la reprise de l'entreprise familiale en 1981, avant de devenir la tête pensante de la politique sociale du nouveau groupe, ce pendant les années dites « difficiles ».

Sources : bande son de l'interview du 8 novembre 2013 organisée au manoir d'Odet par Mylène Mostini d'ITV et Jean Cognard.
Autres articles : « 1981 - Médaillés du travail aux papeteries Bolloré d'Odet et de Scaër » ¤ « Souvenirs de 'chez Bolloré' depuis les 12 ans de Jean Guéguen en 1938 » ¤ « Louis Bréus, sécheur à la papeterie d'Odet » ¤ « BOLLORÉ Groupe - Une histoire familiale et industrielle 1822-2022 » ¤
Présentation
Les 32 minutes d'interview
Enregistrement audio :
Transcription :
(00:14) Je m'appelle Jean Espern, je suis né à Quimper en 1940, mes grands-parents étaient originaires de Trégourez, à 25 km environ de Quimper. Je suis rentré aux papeteries Bolloré en 1971, d'abord en tant qu'ingénieur au contrôle qualité. Et progressivement j'ai évolué à différents postes en raison des évolutions qui se sont passées au niveau du groupe.
(00:52) En 1973, deux ans après mon entrée, j'ai été nommé directeur du contrôle qualité, car le directeur du contrôle qualité [1] de l'époque a été nommé directeur de l'usine de Troyes. Et puis progressivement, l'activité papiers pour condensateurs diminuant, le personnel a été orienté vers la production de film pour condensateurs, parce que le film se développait un peu partout dans le monde et le papier décroissait régulièrement. Les producteurs de condensateurs ne voulaient plus de papier, parce qu'il était plus difficile à mettre en œuvre et coûtait plus cher. Et le film était plus performant et coûtait moins cher. D'où des reconversions pour le personnel, ça veut dire beaucoup de formations, et beaucoup de plans liés aux départ en retraite, et en pré-retraite de personnels qui avaient un certain âge et qui ne souhaitaient plus « aller », comme ils disaient, « à l'école » pour apprendre la fabrication du film.
(02:40). J'ai une formation d'ingénieur d'école supérieure d'électricité de Paris. J'ai commencé à travailler à l’Électricité de France, et au bout de 4 années j'en ai eu un peu assez. A l'époque on pouvait trouver du travail assez facilement, j'ai donc envoyer mon CV ici aux papeteries, et comme les papeteries cherchaient un ingénieur de formation électrique de base. J'ai été reçu dans les jours qui suivirent et recruté parce les papeteries Bolloré étaient en train de monter une usine de film pour condensateurs, une usine entièrement automatisée, avec des ordinateurs un peu partout, et c'est le fait d'être électricien qui a pris le dessus et qui a fait que la direction a décidé de me recruter.
(03:43) J'ai été reçu à la fois par deux personnes, d'abord le directeur du contrôle qualité [1] parce que le poste était basé au contrôle de qualité, mais j'étais là aussi en secours pour le cas où il y aurait eu des problèmes électriques à la mise en route de l'entreprise. Donc le second qui m'a reçu c'était le directeur des usines de Bretagne, c'était Louis Garin.
(04:26) Au tout début, c'était un peu particulier, parce que j'étais au contrôle qualité, une activité que je n'avais jamais exercé. C'était complètement différent de l’Électricité de France parce qu'ici il y avait une énorme autonomie. Ce qui m'a d'abord surpris, et évidemment qui m'a plu. Je ne dis pas qu'on peut faire n'importe quoi, mais je dis simplement qu'on fait qu'on veut ou ce qui paraît être le plus utile pour l'entreprise. Et donc je n'ai pas eu l'intention de partir, malgré les difficultés qui n'ont pas tardé à apparaître dans les années suivantes, en raison de la décroissance de l'activité papier condensateur.
(05:16) Mon activité à la Qualité s'est prolongée jusqu'en 1975, parce que dans l'intervalle en 1973 le directeur du contrôle qualité [1] a été directeur de l'usine de Troyes. On m'a confié son poste à Odet. Et en 1975 lorsqu'il y a eu un changement au niveau de l'actionnariat, le groupe Edmond de Rochschild étant rentré dans la maison a demandé que des réorganisations soient faites entre le papier et le film. Et là on m'a nommé directeur de production des usines papier d'Odet et de Cascadec. Après il y a eu d'autres évolutions dans ma carrière, toujours chez Bolloré. J'y suis resté jusqu'en 2000, date de mon départ à la retraite.
(06:20) Je suis resté directeur de la production de 1975 jusque 1983 par là. Dans le cadre de la réorganisation des activités, il a fallu fermer l'usine papier d'Odet, ici où nous sommes, transférer une partie des activités d'ici vers celles de Scaër. Et comme le papier pour condensateurs continuait toujours à décroître, de manière féroce, on a profité de la création d'une nouvelle ligne de fabrication de films, ici, pour arrêter définitivement l'usine de Scaër. Avec l'idée de reconvertir les gens du papier condensateurs qui venaient d'Odet et ceux qui étaient à Scaër, vers le film en leur faisant suivre une formation adaptée à la production de films pour condensateurs.
(07:29) L'arrêt de l'activité papier, c'est sûr, n'a pas fait plaisir aux gens quand on leur a annoncé l'évènement. Ils pensaient que cette activité existerait à vie, mais à force d'expliquer, de recevoir les gens et les représentants du personnel, de discuter dans les ateliers, de discuter avec les maris et les femmes, puisque beaucoup de femmes travaillaient dans les ateliers, les gens ont fini par comprendre. Surtout qu'on expliquait que l'avenir était au film. Donc ils ont accepté ça, ils ont accepté de se former. Et pour les gens qui partaient en pre-retraite, puisqu'à l'époque il y avait des retraites progressives fort alléchantes, si je puis dire, d'autant plus alléchantes que le président Vincent Bolloré avait accepté de majorer s'il le fallait les indemnités de départ, ce qui fait que tout s'est fait, si je puis dire, dans la bonne humeur. Et les gens qui ne trouvaient pas d'emploi au film, on avait, à deux reprises, fait venir des cellules de reclassement pour aider les gens à rédiger des CV, à chercher une formation, bâtir un plan de formation pour eux. Ces cellules de reclassement étaient également chargées, dans toute la région, de sillonner toutes les entreprises, pour voir s'ils ne cherchaient pas à recruter, quitte à ce qu'on aide les entreprises qui auraient engagé du personnel de chez nous à les payer pendant leur temps de formation dans la nouvelle entreprise où ils allaient, 6 à 6 mois pour qu'ils soient capables de prendre le job dans les entreprises qui les embauchaient. Tout ça a démarré en 1983, en débordant car j'ai associé fermeture d'Odet, extension vers Cascadec, c'était 83 à 1989 pour la fermeture de Cascadec.
(09:58) Deux ans avant, en 1981, Vincent Bolloré est arrivé. Il dit toujours que j'étais le premier à l'accueillir. C'est vrai. Et naturellement quand il est monté sur des palettes, pas sur une table comme vous dites, pour s'adresser au personnel, oui j'étais là, absolument. Et en fait, les gens l'ont extrêmement bien accueilli. Pourquoi ? Parce que je vous ai dit tout-à-l'heure qu'avant, comme partenaire dans les papeteries il y avait le groupe Edmond de Rotschild, c'était un monsieur Henri Bernet qui avait pris les rênes, et les gens étaient extrêmement contents que ce soit un Bolloré qui reprenne maintenant les rênes. Rien que de leur dire que Vincent Bolloré reprenait les choses en main, ça leur donnait confiance pour le futur.
(11:08) A ce moment tout a complètement changé, à mon avis. Parce quand je suis arrivé ici, avec quelques autres jeunes ingénieurs, on trouvait que l'information il n'y en avait pas, si on voulait être informé de ce qui allait se faire, des résultats de l'entreprise notamment, tout était un petit peu secret, tout était un peu caché, on ne communiquait pas sur les chiffres. Si on voulait en savoir un peu plus, il fallait aller à la pêche. C'est un truc qui ne me plaisait pas du tout. Après l'arrivée de Vincent, lui au contraire c'était complètement l'opposé. Il disait qu'il faut que les gens travaillent en connaissance de causes. Par conséquent tous les livres de compte étaient ouverts aux représentants du personnel et experts-comptables du comité d'établissement, c'était en libre accès. A côté de ça, il y avait la communication, la discussion avec les gens. Chaque fois que Vincent Bolloré venait ici, et c'était souvent, il faisait le tour des usines, régulièrement, des ateliers, et il allait discuter avec tout le monde, serrant les mains des uns et des autres, discutant avec eux sur leurs familles, sur leur santé, ce qui fait qu'il a su kidnapper, si on peut dire ça comme ça, la confiance. Les gens avaient confiance en lui.
(12:48) Ça a continué comme ça, et voyant comment il opérait, puisque j'ai été après la Production directeur des Ressources humaines, j'ai appliqué les mêmes techniques, les mêmes façons de faire, et puis j'espère qu'après mon départ ça a continué comme ça. Parce c'est la seule façon, à mon sens, de réussir ; c'est de mettre en valeur le personnel, de ne rien lui cacher, chaque fois qu'on peut tout lui dire. La technique c'est ne pas prendre les gens pour des imbéciles, ce qui peut-être était un peu fait autrefois par l'ancienne direction qui n'attachait pas suffisamment d'importance au personnel. Il y avait ceux qui décidaient, si on veut, et ceux qui exécutaient.
(13:52) Le crédit des 1000 francs a aussi été une idée du chef. Vincent Bolloré avait dit que pour motiver les gens, intéresser les gens, accordons un crédit de 1000 francs aux gens. Avec ce crédit ils pouvaient faire ce qu'ils veulent du moment que ça améliore la performance de l'entreprise. Ça n'était pas pour faire un voyage aux Açores, à la Martinique, ou à Venise, c'était pour dépenser son argent dans l'entreprise pour améliorer les performances. Il y a l'exemple d'un commercial qui voyageait beaucoup, et qui avait demandé un dictaphone, ça lui permettait quand il allait en clientèle de noter tout de suite les problèmes, ce qu'il y avait lieu de faire pour régler la situation, et quand il revenait, il donnait ça à sa secrétaire et le compte-rendu était quasiment tapé. Un autre exemple, beaucoup plus original, d'un ouvrier d'entretien de l'usine de Cascadec [2] qui est toute en longueur puisqu'elle longe la rivière Isole. Lui était mécanicien, et lorsqu'on lui demandait d'intervenir à un bout de l'usine, alors que son atelier était complètement à l'opposé, il s'est dit pourquoi, dans son crédit de 1000 francs, il ne prendrait pas un vélo. Évidemment on lui a octroyé le vélo, c'était une idée originale, et quand on l'appelait, il sautait sur sa bicyclette avec sa caisse à outils et il filait vers l'endroit où se trouvait la panne.
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