Une épigraphe gothique sur une pierre de calvaire au Cleuyou ?
Une très belle pierre circulaire évasée avec une inscription mystérieuse et ayant probablement servi de socle à un fût de calvaire de section carrée. L'inscription ou épigraphe [1], vraisemblablement en écriture gothique et difficile à déchiffrer, pourrait dater d'avant le 16e siècle, ce qui classerait cet élément de calvaire parmi les plus anciens de Basse-Bretagne.
Vous trouverez ci-dessous les photos, les descriptions, les documents de travail et l'avancement de l'enquête autour du déchiffrage. Si vous avez des idées pour résoudre ce qui est une véritable énigme, nous sommes bien sûr intéressés par toute remarque ou suggestion.
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Pierre médiévale ?
Quand Ursula et Werner Preissing ont fait l'acquisition du manoir du Cleuyou en 2008, ils ont découvert cette pierre dans une pièce (appelée chapelle) de ce chateau qu'ils allaient restaurer.
La pierre, d'environ 75 cm de diamètre et 60 cm de hauteur, est évasée sur sa partie supérieure avec un emboitement central pour un fût carré de 30cm de côté.Le plan des éléments du calvaire, même le plus modeste, avait valeur symbolique. Circulaire, il incluait la totalité du cosmos, liant le terrestre et le céleste. Le carré évoquait les quatre horizons, les éléments du monde (air, terre, eau, feu), les vertus cardinales (justice, force, tempérance et prudence, ou encore le tétramorphe évangélique (l'ange, le lion, le bœuf et l'aigle).
Comment cette pierre est-elle arrivée au manoir du Cleuyou ? Il est fort à parier que les Le Guay Prosper et Guillaume, père et fils propriétaires du château entre 1846 et 1917, archéologues passionnés des vieilles pierres, aient conservé cette pièce. Provenait-elle du calvaire voisin de Kerampensal ? C'est peu probable, car cette croix, transférée aujourd'hui dans le cimetière communal, est elle-même dotée d'un socle assorti d'une inscription avec une date ancienne (1553).
Peut-on dater l'épigraphe [1] de la pierre du Cleuyou ou du moins la situer avant ou après le 16e siècle ? En effet au milieu de ce siècle, les caractères romains, ou plus exactement l'écriture dite « humanistique », s'imposent et remplacent l'écriture gothique et il en est de même des chiffres qui passent de la numérotation romaine à l'arabe [2]. Les spécialistes lient généralement cette double mutation au concile réformateur de Trente (1545-1562) [3].
L'écriture humanistique a été introduite parallèlement à la diffusion des livres imprimés aux 15e-16e siècles, et sur les épigraphes d'édifices et de calvaires, elle se présente sous forme de capitales romaines, avec des jambages très droits.
Par contre l'écriture gothique est essentiellement minuscule, les majuscule servant uniquement pour les lettrines ou lettre initiale majuscule décorée, et les jambages gothiques sont très allongés, anguleux et brisés. Soit par exemple un « m » minuscule gothique, dont les trois jambages sont tirés vers le bas et qui est très différent d'un « M » en lettre capitale romaine. Une forme de cette graphie est parfois appelée « lettre noire » (blackletter en anglais). Les Allemands, quant à eux, parlent d’écriture « cassée » (gebrochene Schrift), car les arrondis sont brisés.
Il semble que l'écriture du Cleuyou soit gothique du fait des nombreux jambages verticaux et des brisures inférieures et supérieures du trait. Mais rien n'est sûr et la difficulté de transcription est réelle du fait que l'inscription est gravée en creux (glyphe [4]), que l'écriture était donc moins soignée au départ et qu'elle s'est dégradée au fil des années et des siècles. Les inscriptions en relief sont généralement plus lisibles et mieux conservées.
Tentative de déchiffrage
Méthode n° 1
Passage au charbon des creux, numérotation des caractères et pour chacun recherche de sa typographie et/ou abréviations dans les ouvrages spécialisés en paléolographie [5].
Par exemple le caractère 11 / 12 pourrait être l'ancien "M" : 1000. Avec les deux C avant, la date serait CCMLIII (caractère 10 à 17), soit 852. Les 28 / 29 et 41 / 42 pourraient être l'abréviation « ENIM », de la formule liturgique catholique « HOC EST ENIM CORPUS ».
Éventuellement en 24 – 29 : « PSI ENIM » [6]. Les 36 – 42 pourraient être “INTU ENIM”. Les 5 / 6 pourraient être “HAEC” voulant dire "ce / cette".
Bien que ce soit peu probable que l'épigraphe date du 9e siècle, le texte serait : « Fait ce croix ( si le f = (signe trait 7) = fut = croix) : 853 : Julius (?) en ENIM (le Seigneur?) III Imperator (???) : en lui (ENIM) ».
Méthode n° 2
Essai de superposition de formules habituelles trouvées par ailleurs sur d'autres croix et calvaires déjà datées d'avant le 16e siècle.
Deux inventaires ont été analysés : le premier est celui d'Yves-Pascal Castel au travers de son « Atlas des croix et calvaires du Finistère » réalisé en 1980, et le deuxième plus récent de l'équipe Ulamir de 11 communes du Trégor finistérien [2].
Dans le second inventaire, on note page 20 : « Il faut attendre la fin du premier quart du 15e siècle pour recenser la première inscription : une date en lettres gothiques, « l'an mil : CCCC XXII » (1422) visible sur le fût de la croix de Saint-Georges à Plougasnou. ».
Examinons également la liste chronologique des inscriptions en écriture gothique et chiffres romains relevées par Y.-P. Castel :
- 1306 : MIL: III: VI. (Lesneut en Plozevet)
- 1400 : LAN MILL CCCC (Lesneut en Plozevet)
- 1422 : L AN MIL CCCC XX II (Kerangroas-Saint-Georges en Plougasnou)
- 1426 : MIL CCCC CTS XXVI (?) (Stang en Gouézec)
- 1468 : L AN M CCCC LXVIII (Bourg de Collorec).
- 15?? : LAN MV- - - MAUDE (Ker-ar-Pont en Lampaul-Guimiliau)
- 1519 : A° M° CCCCCo XIX° D B QVILLIVIC D (Quillivic en Cleden-cap-Sizun).
- 1523 : L AN M VXXIII Y - - - - - - A- CH (Moulin-de-Kerstrat en Brennilis).
- 1530 : L.M.V.XXX + RANNOV (Kerlaoudet en Guiclan)
- 1538 : LAN MIL VXXXVIII (Lanzignac en Landeleau)
- 1550 : M V L- - - (Kermélénec en Dirinon)
- 1559 : L AN MIL Vcc X (L ?) IX -YVON LE GAC- - - XXIX JOUR DAVRIL (Kericun en Cast)
- 1562 : L AN MIL VCC LXII M- ALLAN- (Ste-Marguerite en Collorec).
Pour l'exactitude des datations des 14e et 15e siècles, l'abbé Castel émet néanmoins quelques réserves : « Les dates inscrites ne se lisent guère avant le XVIe siècle. L'inscription du calvaire mutilé de Lesneut en Plozévet peut-elle se lire MIL: III: VI (1306) ? Rien n'est moins certain. En revanche, au cimetière de Scaër est bien gravé L'AN MIL CCCC (1400) ».
Quant aux expressions de dates en chiffres romains on peut remarquer qu'elles sont très diverses, introduites ou non par le terme L'AN, avec ou sans abréviations (M pour MIL ...) et utilisant pour les siècles soit des lettres C soit les chiffres III ... V.
Par ailleurs pour marquer les abréviations ou les mots, des séparateurs comme les caractères « : », « . » ou « ° » sont utilisés.
Faisons une première tentative de superposition des formules sur la pierre du Cleuyou en commançant par l'expression MIL. :
La proposition est donc : «: MIL° CCC° LII : III UI: FVT FET . CRU », et pourrait être traduite par « (En l'an) 1352, (le) 3 ui (?) fut faite cru (croix ?) ». Cette transcription est bien sûr sujette à caution, car :
- La date de MIL° CCC° LII, 1352, c'est-à-dire en pleine guerre de Succession de Bretagne [7], est très ancienne, et en Bretagne rares sont les épigraphes des calvaires du 14e siècle dont on puisse être sûr de la transcription (cf. la remarque de P.Y. Castel sur le calvaire de Lesneut).
- La superposition des caractères n'est pas vraiment très nette, et la transcription de la fin de l'épigraphe est difficile.
- La signification du chiffre 3 intermédiaire est inconnue, est-ce le jour et mois ?
Autres méthodes
L'ulamir du Petit Trégor [2] préconise une méthode de moulage pour faciliter la lecture des inscriptions sur la pierre. Il faut tout d'abord protéger la pierre par un film ou du talc, ensuite prendre une empreinte avec un matériau comme la plastiline, et enfin procéder au coulage de modelage avec du plâtre liquide armé de filasse. Si les deux premières méthodes n'aboutissaient pas pour déchiffrer l'épigraphe du Cleuyou, il faudrait sans doute procéder ainsi.
Annotations
- ↑ 1,0 et 1,1 Epigraphe, s.f. : inscription sur un édifice qui indique en particulier la date de sa construction, sa destination (Trésor de la Langue Française). [Terme] [Lexique]
- ↑ 2,0 2,1 et 2,2 Ouvrage « Inscriptions sur la pierre et le métal. Mémoire des hommes du Trégor finistérien », publié en 2010 par l'Ulamir-CPIE Lanmeur : photos, chronologie et inventaire détaillé des cloches et pierres gravées de 11 communes.
- ↑ Le concile de Trente est le 19e concile œcuménique reconnu par l'Église catholique romaine. Convoqué par le pape Paul III en 1542, en réponse aux demandes formulées par le protestant Martin Luther, il débute en 1545, dure 18 ans et se tient dans trois villes italiennes, à Mantoue, à Vicence, puis finalement à Trente. L'historienne Régine Pernoud présente ce concile comme « la coupure entre l'Église médiévale et l'Église des temps classiques ».
- ↑ Glyphe, s.m. : inscription, trait gravé en creux ; trait gravé en creux dans un ornement architectural. Trésor de la Langue Française.
- ↑ Ouvrage de paléographie de référence : Bernhard Bischoff, « Paläographie des römischen Altertums und des abendländischen Mittelalters ».
- ↑ Jean Grancolas, « Les anciens liturgies », volume 3.
- ↑ La guerre de succession de Bretagne, ou guerre des deux Jeanne, qui dura de 1341 à 1364, est l'un des conflits majeurs qui eurent lieu au cours de la guerre de Cent Ans. Elle se déclencha en 1341 à la mort du duc Jean III de Bretagne, Jeanne de Penthièvre et Jeanne de Flandre se disputant l'héritage et poussant leurs maris respectifs Charles de Blois et Jean de Montfort à revendiquer le duché.